Il n’existe pas d’histoire des catastrophes évitées, mais il existe un art de rendre les catastrophes évitables. Raymond Aron.
Sommes-nous devenus collectivement douillets ? Observons les cohortes de « vulnérables » qui se forment en ligne pour partager leur désolation ou leurs peurs. Mais cette peur augmente à mesure qu’on cherche à nous protéger de tous les dangers. Il y avait jadis une acceptabilité collective au mal, car les secours étaient plus frustes, la médecine rudimentaire. Les remèdes dont nous bénéficions maintenant n’existaient pas, le seuil de tolérance a bougé. Les conditions de vie se sont adoucies pour tous et nous rendent moins tolérants aux épreuves.
À quoi est due notre répugnance aux obligations, à commencer par celle du travail ? Le citoyen des démocraties modernes est à la fois un enfant roi qui a bénéficié d’une éducation plutôt libérale et un client monarque dont les vœux sont sacrés dans la sphère marchande. Nous assistons dès lors à la naissance d’une allergie aux contraintes. Alors que nos parents vivaient sous le régime de l’attente et de la jouissance différée, l’individu démocratique ne tolère plus la frustration ni la patience, assimilées à un affront. Il reste jusqu’à l’âge adulte « Sa Majesté le Bébé » à qui l’on doit tout, tout de suite. Le droit d’avoir des droits s’inverse en droit d’avoir tous les droits, ceux-ci étant confondus avec mon bon plaisir : toute limitation ou refus fait de moi une victime et légitime ainsi ma fureur.
En deux mots, le philosophe analyse la généalogie et le triomphe de l’idéologie victimaire dans les grandes démocraties modernes. La victimisation comme chantage sur autrui, véritable pathologie de la reconnaissance, est présentée comme l’envers de la médaille du souci des humiliés, qui fait la grandeur de la civilisation. La capacité des jeunes générations à affronter un monde chaotique est interrogée. Dans notre société d’écorchés vifs, tout groupe ou communauté peut s’insurger au nom de la défense de son image contre une allusion péjorative. Toutes les causes, même les plus farfelues, deviennent plaidables, l’univers juridique se dégrade en vaste foire aux litiges où les avocats souvent propulsés par des associations, racolent en ligne ou dans les tribunaux pour gonfler leur portefeuille de clients, attiser leur colère, leur frustration. Le pressentiment d’un mal devient dès lors un mal en lui-même.
À l’humanité conquérante de la modernité succède aujourd’hui une humanité victimaire. La promesse des Lumières et de la Révolution, un monde meilleur débarrassé du fatalisme et du fanatisme, accouche d’une société du sanglot.
Le souci des humiliés, telle est la grandeur de la civilisation. La victimisation comme chantage sur autrui et pathologie de la reconnaissance, tel est l’envers de ce progrès.
La souffrance est devenue paradoxalement, dans l’Occident hédoniste, un nouveau sacré qui méduse. Chacun, riche ou pauvre, homme ou femme, brandit son brevet de malédiction, qui l’élève au-dessus de ses semblables. Ce dolorisme mâtiné d’aigreur valorise la figure du martyr et alimente ces deux grandes passions que sont le ressentiment et la vengeance.
Les heureux et les puissants veulent eux aussi appartenir à l’aristocratie de la marge et former de nouvelles castes de déchus, au détriment des vrais malheureux. Partout fleurit la posture du paria, le narcissisme de la sécession et la concurrence entre victimes présumées pour décrocher le titre glorieux.
Cajolées, élevées dans la peur et la susceptibilité, les jeunes générations seront-elles capables d’affronter le monde chaotique qui est le nôtre, marqué par le retour de la guerre, l’hyperviolence, le terrorisme islamiste et les catastrophes naturelles ?