Je souffre donc je suis – Pascal Bruckner – Editions Grasset – 2024 – ISBN 9782246838005

Il n’existe pas d’histoire des catastrophes évitées, mais il existe un art de rendre les catastrophes évitables. Raymond Aron.

Sommes-nous devenus collectivement douillets ? Observons les cohortes de « vulnérables » qui se forment en ligne pour partager leur désolation ou leurs peurs. Mais cette peur augmente à mesure qu’on cherche à nous protéger de tous les dangers. Il y avait jadis une acceptabilité collective au mal, car les secours étaient plus frustes, la médecine rudimentaire. Les remèdes dont nous bénéficions maintenant n’existaient pas, le seuil de tolérance a bougé. Les conditions de vie se sont adoucies pour tous et nous rendent moins tolérants aux épreuves.

À quoi est due notre répugnance aux obligations, à commencer par celle du travail ? Le citoyen des démocraties modernes est à la fois un enfant roi qui a bénéficié d’une éducation plutôt libérale et un client monarque dont les vœux sont sacrés dans la sphère marchande. Nous assistons dès lors à la naissance d’une allergie aux contraintes. Alors que nos parents vivaient sous le régime de l’attente et de la jouissance différée, l’individu démocratique ne tolère plus la frustration ni la patience, assimilées à un affront. Il reste jusqu’à l’âge adulte « Sa Majesté le Bébé » à qui l’on doit tout, tout de suite. Le droit d’avoir des droits s’inverse en droit d’avoir tous les droits, ceux-ci étant confondus avec mon bon plaisir : toute limitation ou refus fait de moi une victime et légitime ainsi ma fureur.

En deux mots, le philosophe analyse la généalogie et le triomphe de l’idéologie victimaire dans les grandes démocraties modernes. La victimisation comme chantage sur autrui, véritable pathologie de la reconnaissance, est présentée comme l’envers de la médaille du souci des humiliés, qui fait la grandeur de la civilisation. La capacité des jeunes générations à affronter un monde chaotique est interrogée. Dans notre société d’écorchés vifs, tout groupe ou communauté peut s’insurger au nom de la défense de son image contre une allusion péjorative. Toutes les causes, même les plus farfelues, deviennent plaidables, l’univers juridique se dégrade en vaste foire aux litiges où les avocats souvent propulsés par des associations, racolent en ligne ou dans les tribunaux pour gonfler leur portefeuille de clients, attiser leur colère, leur frustration. Le pressentiment d’un mal devient dès lors un mal en lui-même.

À l’humanité conquérante de la modernité succède aujourd’hui une humanité victimaire. La promesse des Lumières et de la Révolution, un monde meilleur débarrassé du fatalisme et du fanatisme, accouche d’une société du sanglot.

Le souci des humiliés, telle est la grandeur de la civilisation. La victimisation comme chantage sur autrui et pathologie de la reconnaissance, tel est l’envers de ce progrès.

La souffrance est devenue paradoxalement, dans l’Occident hédoniste, un nouveau sacré qui méduse. Chacun, riche ou pauvre, homme ou femme, brandit son brevet de malédiction, qui l’élève au-dessus de ses semblables. Ce dolorisme mâtiné d’aigreur valorise la figure du martyr et alimente ces deux grandes passions que sont le ressentiment et la vengeance.

Les heureux et les puissants veulent eux aussi appartenir à l’aristocratie de la marge et former de nouvelles castes de déchus, au détriment des vrais malheureux. Partout fleurit la posture du paria, le narcissisme de la sécession et la concurrence entre victimes présumées pour décrocher le titre glorieux.

Cajolées, élevées dans la peur et la susceptibilité, les jeunes générations seront-elles capables d’affronter le monde chaotique qui est le nôtre, marqué par le retour de la guerre, l’hyperviolence, le terrorisme islamiste et les catastrophes naturelles ?

Convoi pour Samarcande – Gouzel Iakhina – Les Editions Noir sur Blanc – 2023 – ISBN 9782882508607

Quatre mille kilomètres, c’était exactement la distance qu’allait devoir franchir La guirlande, le train sanitaire de Kazan, la capitale du Tatarstan, à Samarcande, au Turkestan épargné par la famine.

Le train lui-même n’existait pas encore : l’ordre de sa formation avait été signé la veille, le 9 octobre 1923. Il n’avait pas non plus de passagers, qu’il faudrait récupérer dans les foyers d’enfants et les centres d’accueil, filles et garçons entre deux et douze ans, les plus faibles et les plus épuisés par la faim. En revanche, ce convoi était déjà pourvu d’un chef : Deïev, officier de l’Armée rouge, un vétéran de la guerre civile, un jeune. Il venait tout juste d’être nommé.

Deïev avait tout un convoi : un tender avec du charbon, et même sa propre infirmerie. Et un ordre de mission bardé de sceaux officiels, et un revolver dans sa poche. Il ne manquait qu’une chose : la nourriture. Si DeÏev n’en trouvait pas les enfants mourraient.

Il aimait passionnément son travail actuel. Sur le papier, il était au département des transports, expédiait des convois et des marchandises; en réalité, il se battait contre la famine. C’était la première fois qu’il se battait sans avoir à tuer. Ce n’étaient pas des grains qu’il livrait dans les provinces affamées, ni du beurre, ni du bétail, mais la vie. Il n’accompagnait pas des expéditions de médecins dans les villages reculés, mais la vie elle-même. Et à présent, assis dans le compartiment d’état-major d’un convoi sanitaire, Deïev ne déplaçait pas cinq centaines de passagers d’un point à un autre, mais emportait des enfants loin d’une mort probable vers un lieu où, peut-être, la vie les attendait.

Il devait conduire ce chargement vers l’ouest, par les forêts de la Volga, jusqu’à Arzamas. Puis vers le sud et l’est, jusqu’à la mer d’Aral. Puis à nouveau vers le sud : traversant les déserts de Kyzyl-Koum et de la steppe de la Faim, jusqu’à Tachkent. Puis en repartir vers l’ouest, passer les chaînes du Tchimgan et de Zeravchan, jusqu’à Samarcande.

Deux semaines. Quatre mille kilomètres.

Au cours de ce périple, Deïev et ses petits passagers rencontrent des femmes et des hommes qui les aident et les nourrissent – héros du quotidien, bandits ou fonctionnaires au double visage. Avec la commissaire Blanche et l’infirmier Boug, il tente de protéger les enfants non seulement de la faim, de la soif et du choléra, mais aussi de la peur.

Deïev avait déjà perdu le compte des nuits blanches. Mais il n’alla pas dormir. Il monta sur le toit du wagon et y resta longtemps assis, le dos appuyé contre la cheminée du chauffage. Senia était la première personne que Deïev enterrait après la guerre. Le premier mort qu’il avait enterré habillé. Et le premier enfant à quitter le convoi.

Et s’il y en avait un deuxième, un troisième ? Si l’infirmier avait raison, qu’ils devenaient les fossoyeurs de ces enfants ? Si Blanche avait raison, que l’infirmerie serait vide à leur arrivée à Samarcande ?

Pourtant, il avait trouvé la nourriture, les médicaments. Et même de la viande, à laquelle les enfants, en ville, ne pouvaient que rêver. Il avait fait ce que d’autres ne pouvaient pas faire, s’était mis en quatre et en mille, et cela n’avait pas aidé. Il continuerait à tout faire à trouver de la nourriture, du charbon, du savon. Mais que se passerait-il, si les provisions n’aidaient pas ? Que la viande fraîche et les médicaments de pharmacie ne sauvaient pas ? Si Deïev était impuissant face à ce qui s’était passé avec les enfants avant, ces dernières années ?

Le meilleur ravitailleur ne pouvait pas fournir aux enfants du convoi un nouveau passé. Ni leur rendre leurs parents. Ni leur offrir de nouveaux souvenirs ou une nouvelle santé. Tout ce que pouvait faire Deïev à présent, c’était récolter les fruits de la famine, de la destruction et de la guerre.

Oui, amener les enfants vers la chaleur et le soleil. Oui, les nourrir, les soigner et les protéger. Faire l’impossible pour les sauver.

Deïev devra faire face aux fantômes de son passé et à la cruauté de son pays, pour lequel la vie humaine a si peu de valeur. Par son courage et sa bonté, cet homme sauve des centaines de vies ; en s’élevant contre les crimes de l’État soviétique, il montre un chemin possible vers la rédemption.

Une épopée extraordinaire, sous la plume d’une magicienne.