Alain Cadéo, Semeur d’éphémère par Martine Roffinella

Alain Cadéo est un baladeur (créateur de promenades) doublé d’un balladeur (inventeur de poèmes) – comprenez par là qu’il nous envoie balader et ballader oui, notamment en territoires d’écritures où nous avons beaucoup à grappiller sous cape, puisque de contrebande il s’agit. De ces Billets que Cadéo nous glisse à l’oreille, il n’y a rien à déclarer aux douaniers de la pensée, car les instants clandestins qu’ils contiennent doivent être préservés des « agités » à l’affût de « l’âme du bon marché ». Dans ce livre – indispensable à tous les chercheurs hors-la-loi de trésors immatériels –, il est question de « tâtonnantes approches », d’aventures au milieu des mots pics-et-pivers « tapant du bec sur les grands arbres qui ont des secrets à révéler », mais aussi du « pur silence des vrais abandonnés » et des « tranchées de nos erreurs » où nous « piétinons bien trop souvent ». L’on peut déguster ces Billets de Contrebande par petites touches, faire l’expérience d’en saisir un au hasard et y songer tout au long du jour, ou les lire d’affilée, un peu comme si leur auteur était en face de nous et que nous guettions le mouvement de ses lèvres quand il « pétrit » ses phrases et « flatte la croupe des non-dits ».
Mais justement – et les fidèles du blog mesureront ici leur chance – Alain Cadéo est là, et je vous invite à savourer ci-dessous sa parole rare.

Quatre questions à Alain Cadéo

MARTINE ROFFINELLA : Aux personnes qui ne sont pas encore familières de votre œuvre, comment présenteriez-vous ces Billets de Contrebande ? Sont-ils rattachables (ou justement pas) à un genre littéraire spécifique ? Quel(s) sillon(s) veulent-ils creuser (ou pas) ?

ALAIN CADÉO : Ces billets font suite à un autre opus intitulé Des Mots de Contrebande publié chez le même éditeur en 2018 [Éditions La Trace, ndlr]. Un billet, dont l’étymologie me semble un peu obscure, est un lien bref, souvent secret ou tout du moins confidentiel, que l’on dissimule, froissé ou plié en quatre, entre deux pierres ou que l’on remet à un intermédiaire qui lui-même le transmettra à celle ou celui à qui il est destiné. Quête d’échanges, bouteilles à la mer, c’est un compromis entre une main tendue, une lettre relativement brève, pistils de la pensée passés par des chemins muletiers, au gré des vents, cherchant à s’échapper de toute notion de frontière. Le genre littéraire se rapprochant le plus je crois de ces billets, ce sont des lettres, courants d’air électriques venant de ces abîmes ou du plein ciel de l’esprit. Les cueillera qui veut, les sèmera qui peut, je ne maîtrise pas leur destinée.

M. R. : Avez-vous dès le départ eu l’idée d’un recueil pour ces Billets ou bien s’agissait-il plutôt de petits textes éparpillés, nés d’instants fugaces, reliés par le seul fil rouge de votre inspiration ? À moins qu’il s’agisse d’une sorte de Journal ?…

A. C. :  Chaque jour je m’efforce de développer une idée. Cela fait une dizaine d’années que j’ai adopté ce format particulier du Billet. Sans doute parfois difficiles à lire, ils ont le mérite d’être plus ou moins courts. « Instants fugaces » dites-vous, c’est bien cela qui me fascine, car un seul mot parfois déclenche une ruée toute animale vers le champ coloré des pensées. « Journal » aussi, pourquoi pas, car tout matin déploie ses ailes, en fonction de notre état, sur des versants non visités. L’inspiration est un mot magnifique, solaire, inexplicable, inexpliqué, guide et berger de ce troupeau dont je parle souvent qui vous suit, vous dépasse, cherchant toujours à aller plus loin, plus haut, dont on revient dépenaillé, hirsute, comme vidé. On ne frôle pas impunément les grands secrets du Verbe.

M. R. : Il est beaucoup question dans ce recueil – et c’est bien ce qui le rend passionnant – de votre rapport spécifique à l’écriture. Si vous deviez écrire, pour imiter en partie Rilke, un Billet à un Jeune Poète, que vous viendrait-il d’abord à l’esprit ?

A. C. : J’aurais bien du mal à conseiller quiconque. Sur la pointe des mots, à peine pourrais-je suggérer d’être toujours au plus proche du sens profond que nous dicte le cœur. Ne pas tergiverser, ne pas noyer le sens premier. Toute émotion mérite d’être explorée au beau laser de l’alphabet. Et d’une gangue trop encombrée du gras de pages inutiles, n’en retirer que le cristal. J’ai sans cesse en tête cette première phrase du Tao : « Le mot que vous employez n’est pas le mot qui fut toujours… » Mais alors, quel est le mot qui fut toujours ? N’est-ce pas celui qui avait le pouvoir d’immédiatement concrétiser l’idée ? Nous serions-nous tellement éloignés du Verbe pur ? À chacun de le retrouver. Notre seul juge c’est nous-même. Un ongle ne peut passer entre l’intention et sa formulation. Ce qui est exact ne ment pas, ne triche pas, ne se gonfle pas. L’âme le sait, la vanité l’ignore. Ne l’oublions jamais, nous ne sommes que des scribes plus ou moins attentifs à ce que nous dictent d’étranges voix murmurant leurs secrets.

M. R. :  Vous écrivez : « Je suis un vieux passeur chargé de l’inutile, un semeur d’éphémère, vagabond d’une joie sans cesse retrouvée. » Pensez-vous que cet « inutile »-là trouve une résonance, et laquelle, dans la société d’aujourd’hui ? De quel « éphémère » parlez-vous, dans un 21e siècle obsédé justement par le jetable ?

A. C. : Si pour un Novalis « la poésie est le réel absolu », il faut bien se rendre à l’évidence, elle est tristement et progressivement devenue bouquet fané sur une tombe anonyme qu’aucune foule ne réclame. J’accorde donc à cet « inutile » une place de choix. Un peu comme on le fait avec les mal aimés, gamins de fond de classe, oubliés des froids trottoirs, facteurs Cheval de tout l’imaginaire… Par ailleurs l’inutile n’est pas fait pour durer et sa plus grande qualité est de se savoir humblement éphémère. D’un autre côté ne faut-il pas quelques milliers d’années pour que la lumière d’une étoile morte nous parvienne et éclaire à nouveau un coin d’humanité. J’ai au fond d’un jardin de curé gravé sur une stèle de marbre ces mots : Avec un tel penchant pour l’inutile, j’ouvre une voie vers l’infini. 

Blog : Sous le pavé la plume