Au-delà de Madrid les oliveraies disparaissent – Christian Janssen-Déderix –Éditions Santana – 2024 – ISBN 9782960240771

Au cours de sa jeunesse Alberto Vasquez avait été éperdument amoureux d’Angela. Celle-ci, fille d’un simple journalier, avait d’abord répondu à son appel avant de se laisser séduire par les manières et l’opulente richesse de Luis Maria Cortigua, fils d’un des plus importants propriétaires terriens de la vallée du Guadalquivir. Poussé par le désespoir et la misère, Alberto avait alors quitté la région sans rien dire à personne et embarqué sur un navire grec en partance pour l’Argentine où il épousa Marguerita.

À cette époque-là aussi, la famille Cortigua se déchirait l’héritage d’un oncle de Séville. Résultat, après avoir échappé à une rixe mortelle avec l’un de ses frères, Luis Maria avait projeté de partir en Colombie, mais sa femme l’avait décidé à mettre le cap sur l’Argentine. Là-bas, ils s’étaient installés au centre de la majestueuse pampa, à 30 km à peine de chez Alberto. Évidemment ce dernier s’était toujours posé la question de savoir pourquoi Angela avait poussé son mari à venir si s’établir si près de son exploitation. Cette énigme allait le tracasser durant des décennies.

Cortigua avait consolidé une fortune. Alberto Vasquez avait réussi une fulgurante ascension sociale. Un point les séparait cependant : Alberto avait été spolié par des bandits – qui suprême drame –  avaient tué son fils unique et sa bru à coups de crosse de fusil, laissant orpheline leur petite Lucha.

Traumatisé par ce grand malheur et, pourquoi le nier, craignant d’être dépouillé à son tour par les pillards, don Luis avait regagné l’Espagne en emmenant la famille de son ami Alberto, ce qui avait renforcé leur amitié. Mais la vie en Europe, les affaires et la révolution avaient transformé leurs relations en une totale incompréhension.

« Alors, Alberto, tu deviens communiste, m’a-t-on dit ? »

L’interrogé haussa les épaules.

« Par intérêt, Luis, par intérêt, non par conviction. »

*

Luis Maria Cortigua avait toujours prévu ce qui se passerait à sa disparition : ses enfants envisageraient de morceler l’hacienda, quitte à vendre leur part à un inconnu. Pour éviter cela, il avait exprimé en toutes lettres le souhait de voir son neveu Severo prendre place dans la succession comme gestionnaire des biens familiaux. Laissant Angela, seule, abandonnée comme une pierre dans un mur.

Les années passèrent. Trahisons et scandales isolaient les familles. Angela et Alberto les deux vieillards se demandaient comment il avait été possible d’en arriver là, eux qui se vouaient une amitié teintée d’éternité. Le rêve de finir leur existence sous le même toit s’était transformé en un bras de fer familial, et cela pour une histoire qui ne les concernait finalement pas au premier chef.

*

Alors que les ravages du franquisme mettent l’Espagne à feu et à sang, deux amoureux décident de fuir autant la dictature familiale que politique. Ils traversent les Pyrénées, la France et s’installent en Belgique, dans le Borinage, au pied d’un terril. Severo devient mineur de fond et Lucha femme au foyer pour élever les enfants qui grandiront entre les deux cultures avec toutes les difficultés scolaires et sociales que cela comporte. La nostalgie de Severino était si grande que son silence en disait plus qu’un long discours…

Tandis que la première génération rêve de rentrer au pays, la seconde tente de s’enraciner là où elle vit et plus tard la troisième est pour le moins indifférente à la nostalgie du pays éprouvée par les grands-parents.

Dans le petit village borain, s’il y avait un personnage au courant de tout ce qui se passait dans le coron, ragots, complots et turpitudes, c’était bien le curé…

Une tendre saga sur un fond d’immigration.

Alain Cadéo, Semeur d’éphémère par Martine Roffinella

Alain Cadéo est un baladeur (créateur de promenades) doublé d’un balladeur (inventeur de poèmes) – comprenez par là qu’il nous envoie balader et ballader oui, notamment en territoires d’écritures où nous avons beaucoup à grappiller sous cape, puisque de contrebande il s’agit. De ces Billets que Cadéo nous glisse à l’oreille, il n’y a rien à déclarer aux douaniers de la pensée, car les instants clandestins qu’ils contiennent doivent être préservés des « agités » à l’affût de « l’âme du bon marché ». Dans ce livre – indispensable à tous les chercheurs hors-la-loi de trésors immatériels –, il est question de « tâtonnantes approches », d’aventures au milieu des mots pics-et-pivers « tapant du bec sur les grands arbres qui ont des secrets à révéler », mais aussi du « pur silence des vrais abandonnés » et des « tranchées de nos erreurs » où nous « piétinons bien trop souvent ». L’on peut déguster ces Billets de Contrebande par petites touches, faire l’expérience d’en saisir un au hasard et y songer tout au long du jour, ou les lire d’affilée, un peu comme si leur auteur était en face de nous et que nous guettions le mouvement de ses lèvres quand il « pétrit » ses phrases et « flatte la croupe des non-dits ».
Mais justement – et les fidèles du blog mesureront ici leur chance – Alain Cadéo est là, et je vous invite à savourer ci-dessous sa parole rare.

Quatre questions à Alain Cadéo

MARTINE ROFFINELLA : Aux personnes qui ne sont pas encore familières de votre œuvre, comment présenteriez-vous ces Billets de Contrebande ? Sont-ils rattachables (ou justement pas) à un genre littéraire spécifique ? Quel(s) sillon(s) veulent-ils creuser (ou pas) ?

ALAIN CADÉO : Ces billets font suite à un autre opus intitulé Des Mots de Contrebande publié chez le même éditeur en 2018 [Éditions La Trace, ndlr]. Un billet, dont l’étymologie me semble un peu obscure, est un lien bref, souvent secret ou tout du moins confidentiel, que l’on dissimule, froissé ou plié en quatre, entre deux pierres ou que l’on remet à un intermédiaire qui lui-même le transmettra à celle ou celui à qui il est destiné. Quête d’échanges, bouteilles à la mer, c’est un compromis entre une main tendue, une lettre relativement brève, pistils de la pensée passés par des chemins muletiers, au gré des vents, cherchant à s’échapper de toute notion de frontière. Le genre littéraire se rapprochant le plus je crois de ces billets, ce sont des lettres, courants d’air électriques venant de ces abîmes ou du plein ciel de l’esprit. Les cueillera qui veut, les sèmera qui peut, je ne maîtrise pas leur destinée.

M. R. : Avez-vous dès le départ eu l’idée d’un recueil pour ces Billets ou bien s’agissait-il plutôt de petits textes éparpillés, nés d’instants fugaces, reliés par le seul fil rouge de votre inspiration ? À moins qu’il s’agisse d’une sorte de Journal ?…

A. C. :  Chaque jour je m’efforce de développer une idée. Cela fait une dizaine d’années que j’ai adopté ce format particulier du Billet. Sans doute parfois difficiles à lire, ils ont le mérite d’être plus ou moins courts. « Instants fugaces » dites-vous, c’est bien cela qui me fascine, car un seul mot parfois déclenche une ruée toute animale vers le champ coloré des pensées. « Journal » aussi, pourquoi pas, car tout matin déploie ses ailes, en fonction de notre état, sur des versants non visités. L’inspiration est un mot magnifique, solaire, inexplicable, inexpliqué, guide et berger de ce troupeau dont je parle souvent qui vous suit, vous dépasse, cherchant toujours à aller plus loin, plus haut, dont on revient dépenaillé, hirsute, comme vidé. On ne frôle pas impunément les grands secrets du Verbe.

M. R. : Il est beaucoup question dans ce recueil – et c’est bien ce qui le rend passionnant – de votre rapport spécifique à l’écriture. Si vous deviez écrire, pour imiter en partie Rilke, un Billet à un Jeune Poète, que vous viendrait-il d’abord à l’esprit ?

A. C. : J’aurais bien du mal à conseiller quiconque. Sur la pointe des mots, à peine pourrais-je suggérer d’être toujours au plus proche du sens profond que nous dicte le cœur. Ne pas tergiverser, ne pas noyer le sens premier. Toute émotion mérite d’être explorée au beau laser de l’alphabet. Et d’une gangue trop encombrée du gras de pages inutiles, n’en retirer que le cristal. J’ai sans cesse en tête cette première phrase du Tao : « Le mot que vous employez n’est pas le mot qui fut toujours… » Mais alors, quel est le mot qui fut toujours ? N’est-ce pas celui qui avait le pouvoir d’immédiatement concrétiser l’idée ? Nous serions-nous tellement éloignés du Verbe pur ? À chacun de le retrouver. Notre seul juge c’est nous-même. Un ongle ne peut passer entre l’intention et sa formulation. Ce qui est exact ne ment pas, ne triche pas, ne se gonfle pas. L’âme le sait, la vanité l’ignore. Ne l’oublions jamais, nous ne sommes que des scribes plus ou moins attentifs à ce que nous dictent d’étranges voix murmurant leurs secrets.

M. R. :  Vous écrivez : « Je suis un vieux passeur chargé de l’inutile, un semeur d’éphémère, vagabond d’une joie sans cesse retrouvée. » Pensez-vous que cet « inutile »-là trouve une résonance, et laquelle, dans la société d’aujourd’hui ? De quel « éphémère » parlez-vous, dans un 21e siècle obsédé justement par le jetable ?

A. C. : Si pour un Novalis « la poésie est le réel absolu », il faut bien se rendre à l’évidence, elle est tristement et progressivement devenue bouquet fané sur une tombe anonyme qu’aucune foule ne réclame. J’accorde donc à cet « inutile » une place de choix. Un peu comme on le fait avec les mal aimés, gamins de fond de classe, oubliés des froids trottoirs, facteurs Cheval de tout l’imaginaire… Par ailleurs l’inutile n’est pas fait pour durer et sa plus grande qualité est de se savoir humblement éphémère. D’un autre côté ne faut-il pas quelques milliers d’années pour que la lumière d’une étoile morte nous parvienne et éclaire à nouveau un coin d’humanité. J’ai au fond d’un jardin de curé gravé sur une stèle de marbre ces mots : Avec un tel penchant pour l’inutile, j’ouvre une voie vers l’infini. 

Blog : Sous le pavé la plume

Messieurs, encore un effort… – Elisabeth Badinter – Editons Flammarion/Plon – 2024 – ISBN 9782080447753

En deux mots, à l’heure où le taux de natalité en France ne cesse de chuter depuis dix ans, Elisabeth Badinter dénonce la dureté de la condition maternelle. Les femmes détenant l’ultime pouvoir de décision à l’égard de la reproduction, il est à craindre que certains états leur fassent payer la note de la dénatalité, notamment en s’appuyant sur des principes… d’ordre religieux.

L’alliance de la politique et du religieux n’est jamais favorable à l’émancipation des femmes.

Constatant que la maternité fragilise les femmes professionnellement et que la charge de l’éducation leur incombe bien davantage qu’aux pères, elle appelle à accélérer le combat pour l’égalité. Et ce combat pour l’égalité des sexes est loin d’être achevé. En dépit des lois qui s’appliquent à gommer les inégalités, les progrès sont d’autant plus lents qu’il concerne l’intimité des couples et la persistance des « stéréotypes de genre ». La principale source des inégalités, qui engendre les autres, est le non-partage des tâches ménagères et parentales. Les femmes en font toujours plus que les hommes.

Les pays industrialisés ont entamé, depuis quelques années, un lent repli démographique. Longtemps, la France a conservé une belle natalité, mais ce n’est aujourd’hui plus le cas, et la voilà qui, lentement mais sûrement, s’approche à son tour du solde naturel négatif, avec toutes les conséquences sociales qu’on peut imaginer.

Quant aux raisons de ce phénomène, chacun y va de son explication : effet des crises à répétition ? Menace écologique ? Perte de confiance dans le monde à venir ? Elisabeth Badinter pointe la dureté de la condition maternelle, principale cause du désengagement des femmes.

Faire un bébé aujourd’hui, c’est accepter une moindre rémunération tout en assumant les contraintes de la double journée, c’est supporter, bien davantage que le père, le poids psychologique de la parentalité.

Si le statut de la femme a évolué depuis le siècle dernier, celui de l’enfant aussi : c’est comme si le pouvoir avait changé de camp. Et l’on aboutit à ce paradoxe que la libération de la femme ne libère pas la mère du vingt-et-unième siècle. Bien au contraire. Aujourd’hui, dès lors qu’une femme choisit d’avoir un enfant, elle éprouve un sentiment de responsabilité inconnu par le passé. Elle se doit d’être la mère idéale d’un enfant heureux dont il faudra développer tous les potentialités, physiques, psychiques et créatives. Et gare à l’échec ! Une fois encore, la femme doit s’incliner devant la mère.

Les mentalités évoluent, dit-on… Pas assez, et sûrement pas assez vite, et même les politiques natalistes sont insuffisantes, qui ciblent les aides à la petite enfance, alors que la charge mentale des mères se prolonge bien au-delà.

Il est temps de rétablir des limites. À l’adulte, à l’enfant. Le caprice n’existe que dans la tête des adultes affirme Héloïse Junier, une figure de l’éducation bienveillante, psychologue et avocate des droits de l’enfant. La rébellion du petit n’est que l’expression d’un besoin insatisfait. la solution serait d’expliquer au bambin la raison de ses émotions, car il ne manifeste jamais de l’agressivité par hasard. À la mère d’en trouver la cause et de la mettre en mots… Autrement dit, en toute circonstance, rester chaleureux et compréhensif, même si l’enfant hurle ou tape. Malheureusement, note la psychanalyste Adriana Campos, « tous les efforts de l’adulte obtiennent rarement l’effet escompté ». Et le parent impuissant navigue entre exaspération et culpabilité. Les rôles sont inversés : l’enfant dans sa toute-puissance ignore ses limites et devient le tyran de ses parents qui n’ont pas su lui apprendre la frustration et la loi bref, le civiliser.

Heureusement, la psychologue clinicienne Caroline Goldman est venue récemment rappeler l’importance d’opposer des limites à l’enfant, créant par là une formidable polémique avec les partisans de l’éducation bienveillante. L’éducation suppose l’apprentissage des règles sociales qui nécessite plus de non que de oui. Or les parents ont aujourd’hui ont plus de mal à prononcer l’interdiction que ceux d’hier. Peur de mal faire ? Peur d’entrer en conflit avec l’enfant ? Lassitude ? Il faut pourtant leur apprendre les limites à ne pas dépasser.

Une nouvelle ère de la maternité se dessine : mieux éduquées, les femmes font vite le calcul des plaisirs et des peines. Si l’égalité entre les sexes ne progresse pas plus radicalement, et jusque dans l’intimité des couples, il ne faut pas s’étonner qu’elles refusent d’être les éternelles perdantes.

« Être mère n’a jamais été aussi difficile. » Elisabeth Badinter.

Erwin legio patria nostra – Martine Trouillet – Editions ML Production – 2024 – ISBN 9782494122161 – Le mot de Philippe Smans

Synopsis :

Erwin a dix-sept ans quand il fugue et part de Saint-Gall en Suisse. Il quitte sa famille pour l’Autriche et le camp de recrutement de la Légion étrangère. Après les campagnes d’Indochine et d’Algérie, il s’installe en France. Bien des années plus tard, lorsque sa vie s’achève, il va faire de Clémence son héritière. Clémence n’a jamais été proche de cet homme, qui a partagé la vie de sa mère quelques années. Mais, en visitant son appartement, elle va tomber sur une boîte en fer dans laquelle Erwin avait regroupé tous ses papiers militaires et quelques photos. Parmi elles, un cliché sur lequel le légionnaire enlace une femme qui tient un bébé dans ses bras. Clémence se souvient très bien de cette photo et de son histoire. Elle va partir à la recherche de cet enfant qu’Erwin pensait mort.

Mon avis :

C’est dans une histoire terriblement prenante que nous emmène Martine Trouillet. A tel point qu’on pourrait caractériser ce beau roman de « thriller sentimental », tant les rebondissements successifs et la montée en puissance de l’intrigue nous poussent à tourner les pages, sans que n’apparaisse à aucun moment le moindre désir de s’arrêter.

Cette intrigue fait appel à une sorte d’inconscient collectif enfoui au fond de chacun d’entre nous : la recherche d’un passé qui nous est inconnu. L’histoire est menée tambour battant, et aborde également un sujet douloureux : le destin des enfants nés d’amours entre occupants et occupés, ici en l’occurrence au Vietnam occupé par les forces françaises, et en particulier la légion étrangère.

Martine Trouillet arrive à merveille à nous faire ressentir les sentiments des protagonistes. C’est sans aucun doute cet aspect du roman qu’a dû apprécier Amélie Nothomb, dans un charmant message adressé à l’auteure, et dans lequel on peut lire : « Quelle histoire ! Et comme vous la racontez bien ! Vous avez un grand talent. »

Je ne peux qu’abonder dans ce sens. Le style est varié, et parfois surprenant, donnant à certains moments l’impression de lire une pièce de théâtre plutôt qu’un roman. A d’autres moments, un personnage prend la parole au sein de ce qu’on pensait être une description. Tout cela donne beaucoup de relief à la lecture.

Une phrase du roman illustre à merveille un des aspects de l’intrigue : « Quelques fois, en cherchant quelqu’un, on se trouve soi-même ».

Et une autre belle phrase de ce livre illustre un autre aspect abordé dans le roman : « Il est plus facile de juger ses actes quelques années après, lorsque le temps a produit le résultat de nos décisions ».

De belles phrases en belles phrases, on est vraiment emporté dans un tourbillon de sentiments et un crescendo de rebondissements : une très belle découverte, que je recommande vivement.

Philippe Smans, chroniqueur

Échappée cantalienne – Françoise Houdart – Éditions Audace/La Roulotte théâtrale – 2024 – ISBN 9782931183052

-Tu es bien décidée ? C’est terriblement désert, par ici, Julia…

Félix soupire en déposant ma valise et ma mallette d’ordinateur devant la porte de la maison d’hôtes que mon amie Cathy a mise une semaine à ma disposition dans ce hameau du Cantal dont je ne fais pas vraiment l’effort de retenir le nom.

-C’est idiot, Julia, s’énerve Félix. Ce n’est pas si difficile de retenir « Souliac », quand même. Tu n’as qu’à l’écrire à l’encre indélébile sur ton bras, au cas où tu te perdrais dans tes errances.

-A quoi bon ? C’est précisément ce que je cherche, Félix : me perdre dans mes errances.

*

« En ce matin, sans voix, frigorifié, comme un coq déplumé, j’allais, venais, d’une patte puis l’autre, bec doré, crête penchée, l’œil rond, parcouru de frissons, n’ayant pour but que de trouver la moindre graine, le petit ver à becqueter redonnant tout son sens à ma vie de volaille ». (Matins désenchantés – extrait des Billets de Contrebande – Alain Cadéo – Éd. La Trace 2024)

*

Julia pensait trouver la sérénité d’une retraite en harmonie avec une nature généreuse et elle trouve une voisine qui la materne, un chien qui entre par la cave même si elle ferme les portes, une maison qui semble habitée par les fantômes de ceux d’avant et un homme, Guillaume, qui ne la lâche pas, un homme énigmatique dont on ne sait que penser. Qui est Guillaume ?

La porte qu’elle referme sur ce dernier, immédiatement, sans s’attarder sur le seuil. Ce Guillaume qui s’éloigne comme il était arrivé, sans bruit.

Cette clandestinité la rend mal à l’aise. Comment imaginer qu’ici, dans ce trou perdu à l’écart du monde, il faille avoir recours aux mêmes ruses et dissimulations pour se protéger de la curiosité d’un voisinage réduit à quasi rien ? De quel ennui se nourrit cette petite femme seule à la fenêtre de sa maison en haut du talus, pour tuer le temps à tenter d’apercevoir la voiture de Guillaume, le tracteur de son père Antoine ou les allées et venues des rares hôtes de la maison de Cathy ? De quels échos d’une vie laborieuse entre bois, champs et vignes, sa mémoire résonne-t-elle encore dans le grand silence de ce qui s’est tu ?

Je suis ici depuis trois jours, trois nuits, et je me sens de plus en plus tenue à l’écart de ce qui est essentiel à ma vie : l’écriture..

Julia est impressionnée, malgré elle, par le charme un peu mystérieux de Guillaume, la disparition de ses papiers lors d’un orage qui balaiera furieusement le village emportant sacs, chaises, parasols qui s’entasseront au fond de la vallée de l’Ouche.  Tout semble se liguer contre son projet de solitude paisible…

Noûr, la serveuse de l’auberge, Guillaume de la scierie du bas, le fils d’Antoine. La vieille Célestine et son chien, Brigand. Brigaaaannnnd… Adèle, Caroline…

Un chien aboie au loin dans ce nulle part de silence…

Aucune solitude apaisante, aucune méditation inspirante ne seront possibles dans ces conditions d’intrusion permanente. Chaque jour quelque chose m’apporte des énigmes à résoudre, soupire Julia.

Françoise Houdart a mitonné son texte, comme un grand chef son coq au vin. Elle a judicieusement planté ses personnages, cueilli leurs caractères, assemblé les contrastes. Ses mots, ses épices, tout le maelstrom sera délicatement passé au chinois pour laisser au saucier de la brigade qui sommeille en elle, l’ultime touche à cet ouvrage délicieux.

-Tu n’as rien oublié dans la maison ?

-Rien. Non, rien d’important.

Le monde rêvé d’Alva Teimosa – Thierry Werts – Editions La trace – Le mot de Patrick Devaux – AREAW Avril 2024

« Le monde rêvé d’Alva Teimosa» révèle une ambiance insoupçonnée mêlant l’écoute de Martine, greffière au Palais de Justice de Bruxelles, à la vie d’une jeune juge, Alva, récemment nommée au Tribunal de la Jeunesse et en proie à l’obsession d’une maternité qui n’aboutit pas (« Ce qui existait il y a peu/ n’était déjà plus que/manque./Néant/ Demain ne serait plus jamais pareil/ Alva pleurait/ sa vie rêvée »), tandis qu’elle doit prendre en considération le « placement » en famille d’enfants issus de milieux inadaptés à leur cause.
Le rapprochement entre les deux femmes devient une évidence : « Rare mais intense leur connivence charnelle comblait Martine. Il y a des corps que l’on connait. On ne sait pas depuis quand. On les sait. C’est tout ».
Disposé de façon originale, le texte fait plusieurs fois, avec Martine, référence à la poésie, notamment en reprenant des extraits du poète Jack Keguenne, ce qui n’est pas pour déplaire (« Aux discours du désir ne pas trouver de terme »).
Par ailleurs, une intrigue supplémentaire se noue autour du dossier des « Silvero », un couple malchanceux et désespéré des décisions judiciaires prises à son égard.
Entre la jeune juge du Tribunal de la Jeunesse et la greffière un désaccord s’installe tandis qu’Alva tente une curieuse approche des Silvero.
Jusqu’où peut-on aller pour satisfaire une obsession ?
On est emporté par ce roman efficace jusqu’à la dernière ligne quand se mêlent à l’intrigue …la jalousie et la passion : « Des larmes avaient coulé sur sa joue/ Martine devait se rendre à l’évidence/ Elle ne serait bientôt plus que greffière/ Elle n’était déjà plus/que/ greffière ».
Magistrat, l’auteur connait les rouages de la justice et rend bien, outre l’ambiance d’un milieu, celle qui règne dans le quartier bruxellois du célèbre Palais aux éternels échafaudages.

Patrick DevauxAREAW 2024

Thierry Werts Le monde rêvé d’Alva Teimosa, roman, éditions La trace (16 euros, 131 pages, 2023)

Krummavísur – Ian Manook – Editions Flammarion – 2024 – ISBN 9782080445575

Dans cette dernière enquête de Kornélius Jakobsson, Ian Manook ne s’est pas départi de son habituelle écriture riche et ciselée. Pas besoin d’aller dans une salle obscure pour faire naître l’imagination du spectateur. Manook l’écrivain campe dès les premiers mots, les premières phrases, tout le décor de son nouveau récit. L’ambiance y est, l’atmosphère aussi. D’instinct, le lecteur enfile une doudoune.

Accrochez-vous.

Le petit avion lutte contre la tempête. Il se cogne aux bourrasques qui le chahutent. Des vents retors et givrés cherchent à le plaquer pour le déchiqueter sur les séracs acérés. Ils survolent le Vatnajökull, un mauvais géant. Le plus grand glacier d’Islande. Un dôme nacré et soyeux quand le ciel est bleu, mais un monstre sinistre hérissé d’armures de glace mortelle par temps de brouillard. Et pire encore sous la tempête. Sous un dais de nuages, ils rasent un des doigts que le Vatna force jusqu’à la mer furieuse entre les derniers contreforts des montagnes qu’il érode depuis des millénaires. Celui qui se glisse jusqu’à la lagune de Jökulsárlón, où ses blocs de banquise se disloquent et se dispersent en icebergs.

L’avion est robuste. Un de Havilland Beaver. Un trapu, un costaud. Solide. La jeep des airs, comme disent les pilotes de brousse ou d’Alaska pour se rassurer quand ça chahute. Mais il n’en resterait pas grand-chose si l’ouragan boréal le rabattait sur le glacier. Autant de pics et de glaives tranchants lacéreraient le ventre de sa carlingue avant de lui briser les roues pour qu’il trébuche et bascule queue par-dessus tête et se fracasse à l’envers. Le vent est de nord-nord-est. Le pire. À cent vingt kilomètres heure, il souffle par leur travers un poudrin qui givre et alourdit la carlingue. Soixante kilomètres encore pour rejoindre leur troisième étape, l’aérodrome de Höfn sur la côte de sable noir. Sans aucune certitude de pouvoir s’y poser.

Dans la furie des vents qui hurlent et du grésil qui abrase le cockpit à l’extérieur, ils n’entendent pas le moteur tousser. Ils le devinent. Un battement en moins. Une extrasystole. Ils l’encaissent avec la surprise et la peur d’un challenger qui redoute un crochet au foie sur un ring.

-Qu’est-ce que tu fais ? Tu veux atterrir sur ce truc balafré de fissures et hérissé de séracs ? C’est une folie. Qui pourrait réussir un truc comme ça ?

Il passe à son poignet la menotte reliée à la mallette qu’il tire de sous le siège…

*

La mer se démonte et chahute le chalutier. Une mer de silex. Dure et froide, aux arêtes tranchées. Laiteuse dans l’éclairage cru du projecteur. Au-dessus, l’hélico de la Viking Squad, les forces spéciales islandaises, lutte contre des vents qui s’acharnent à le bousculer. La pluie n’est visible que dans le faisceau de lumière, mais elle crible les hommes du commando par la porte ouverte de l’engin. Le chalutier n’obéit pas aux injonctions et fracasse la houle pour rejoindre les eaux groenlandaises.

-Où sont les garde-côtes ? hurle Botty dans la fureur du vent et le vrombissement des pales.

-À une heure derrière. Ils n’arriveront pas à les rattraper avant qu’ils rejoignent leurs eaux territoriales, crie le chef du commando.

-Alors il faut y aller.

-Trop dangereux.

-Ça se tente, répond Botty, penchée au-dessus du vide, ce sont mes assassins et je les veux.

*

En deux mots, deux pêcheurs soupçonnés du viol et du meurtre de la jeune Anika  Allansdóttir sont arrêtés en pleine mer.

Au sud-est de l’Islande, la police découvre trois cadavres pris au piège dans la glace.

L’inspecteur Kornelius Jakobsson doit faire la lumière sur ces deux affaires ayant pour toile de fond la corruption de la classe politique en Islande qui voit ressurgir l’affaire Iceworm, un programme militaire secret américain.

*

Les personnages :

Kornelius Jakobsson, « Pire meilleur flic » d’Islande. L’homme qui ne sait pas parler à celles qu’il aime. L’homme des salles de force, qui bouscule la vie des autres comme ces maudites pierres de cent kilos. Celui qui celui qui fredonne sans cesse le Krummavísur, la lugubre complainte des corbeaux morts de faim.

L’inspectrice Botty.

Ari Eiriksson, le jeune enquêteur aux dictons. Son grand-père en a inventé sept cents, tous les plus incompréhensible les uns que les autres. Sept cent trente-quatre, dans douze carnets qui…

Petra Haraldsdóttir, inspectrice, la fille du chef du Parti progressiste.

Gunnar Bergmansson, député.

Björn Johansson, l’avocat du député.

Helga, la jeune Première ministre.

Lars Rasmussen, un vulcanologue danois disparu en mars 2002.

Kornelius gare sa Saab jaune sur le côté de la route. Les herbes hautes attendent en frémissant qu’un vent taquin vienne les chahuter. Haut dans le ciel, un rapace joue les sentinelles sous un ciel ennuagé comme une mappemonde.

La maison est adossée à une haute colline picotée de brebis blanches jalousées par deux béliers noirs. Tous sont immobiles. Seule leur toison cotonneuse froufroute dans le vent qui trousse enfin les herbes hautes. Elles s’échevellent comme des folles agitées et s’irisent de reflets bleutés, jupons effarouchés et joyeux sous les doigts joueurs d’un godelureau invisible.

-Qu’allez vous faire, maintenant ? s’intéresse la Première ministre qui ne peut cacher sa sympathie pour Kornelius

-Je vais aller admirer la nouvelle éruption la nouvelle éruption du foie gras d’Alsace cheval *, dit Kornelius en se levant.

-C’est une bonne idée, reconnaît la Première ministre. J’aimerais bien avoir le temps d’en faire autant.

PS : Il faut bien évidemment lire « Fagradalsfjall » et non « la nouvelle éruption du foie gras d’Alsace cheval » comme suggéré par la fonction dictée de cette chronique !

Une lecture échevelée… qui nous laisse pantois.

Ian Manook, ce diable d’homme, parvient à nous emmener pour notre plus grand bonheur vers des horizons inhabituels et sauvages. Un artiste.

Le testament inattendu – Bernard Caprasse – Editions Weyrich – coll. Plumes du Coq – 2024 – ISBN 9782874899294

L’amour qui ne se manifeste pas est pire que l’amour absent. Tu le devines, tu le crois présent, tu attends un geste qui ne vient pas, ce geste, tu t’empêches, toi, de le faire par peur du rejet.

New York, 15 octobre 1993. Le front contre la vitre, Anton Scarzani, un talentueux et riche avocat New Yorkais déjà croisé dans Le Cahier Orange (du même auteur aux éditions Weyrich 2020), méditait, indifférent au scintillement infini de la ville perçant la nuit.

La requête formulée à son endroit dans le testament du comte Aymeric d’Autremont ne préoccupait pas l’avocat. L’aristocrate ne l’avait pas choisi par hasard. Pourtant rien dans le document notarial n’évoquait ses raisons, pas la moindre allusion au passé qui les liait. Il y avait donc des mots sous les mots, un message se devinait qu’eux seuls pourraient comprendre, inaltérable et puissant.

Il y avait autre chose, Un nom lui vrillait l’âme. Le défunt avait désigné Diane Capon comme gardienne et exécutrice de ses dernières volontés. Elle avait travaillé dans le bureau bruxellois du cabinet Scarzani, avant de créer le sien. En revanche, il ne pouvait pas connaître l’essentiel…

Comme discrètement révélé en quatrième de couverture de l’ouvrage, un testament peut parfois se transformer en une vraie bombe à fragmentation. Celui du comte d’Autremont va bouleverser la vie de plusieurs personnes de par le monde. Celle d’un grand avocat new-yorkais comme celle d’une ancienne déportée ukrainienne au goulag sibérien, qui vit un exil sans fin, une ultime prison sans les barbelés, où la liberté se devine, et se paie de beaucoup de misère ;  d’un artiste russe banni ou d’une brillante juriste bruxelloise… 

Dans son troisième roman, extrêmement bien abouti, l’auteur entraîne ses lecteurs dans les soubresauts d’une riche famille de la noblesse ardennaise. À la lecture du testament, les héritiers, mains crispées sur les genoux, ont la raideur inquiète.

La crispation des héritiers, dépossédés, amusa le notaire. Il fit un effort pour n’en rien laisser paraître. Le défunt, en une plaisante leçon, déplumait des vautours et leur assénait le nom d’un inconnu, ajoutant à leur déconvenue une surprise déprimante.  

« Vous le savez, je n’ai jamais retrouvé Olena. Le silence des bolcheviques vaut l’omerta des maffieux ». Tels sont les mots lus par le notaire Lansdau.

Bernard Caprasse, en bon narrateur, sera un créateur d’ambiance. Il nous plonge dans le feu dévorant d’une écriture crépitante. Il sème de nombreuses pistes, manipulant à souhait son lecteur. S’offrant quelques retours dans le temps… pour laisser entrevoir une nouvelle lueur qui pourrait, illusoirement, guider l’imagination du lecteur impatient. Subtilement, l’odeur d’une nuit d’été nourrie des effluves d’une terre de pluie asséchée, titillera le lecteur sous le charme.

L’auteur soulève des voiles. Tabous et non-dits débouleront en une cascade de doutes. À chacun sa part d’ombre, elle peut avoir l’immensité d’un océan et sa férocité, ou n’être qu’un ruisselet au cours tranquille.

De quoi secouer les personnages et les lecteurs.

Il faut souvent choisir son destin en quelques secondes.

Magistral !

Ce fragile chemin des choses – Philippe Leuckx – éditions Bleu d’encre – 2024 – ISBN 9782930725697

L’âme des mots dont je suis le cocher… les mots ont leur vie propre et qu’il faut les laisser voyager. Car c’est eux qui me guident au cœur de leurs villages, au fin fond des forêts. Alain Cadéo.

Dans son nouveau recueil, Philippe Leuckx emprunte Ce fragile chemin des choses. Il erre Dans les hautes herbes de la mémoire, avec Cette odeur prenante des pailles et des grains dont on se souvient longtemps devant l’intense certitude des souvenirs.

Parfois on se déprend du chagrin rien qu’en humant le fond du jour. Le promeneur sut que vivre d’avoir songé importe comme le poème remonte le pré de l’enfance.

De page en page, tout est fragile… délicat. On cherche un peu de lumière dans les travées au vitrail de la vie…

La mémoire des pierres repose au creux du poème.

Philippe Leuckx signe une suite de textes d’une délicate sensibilité. Là, une promenade sur les chemins caillouteux de la vie, ici, quelques souvenirs heureux. Le tout est bien huilé.

On a recueilli

La pulpe des larmes

Cette sève que les mots

Portent au poème

Parfois s’ils sont élus

Par le cœur.

Plume au chapeau…, vraiment du bel ouvrage.

Le poème vient sous la paume

il naît de quelque lumière rasante

et d’un brin de solitude mal guérie

l’aube a noué ses bronches

et le jour tremble au cœur

il reste à vivre

Je souffre donc je suis – Pascal Bruckner – Editions Grasset – 2024 – ISBN 9782246838005

Il n’existe pas d’histoire des catastrophes évitées, mais il existe un art de rendre les catastrophes évitables. Raymond Aron.

Sommes-nous devenus collectivement douillets ? Observons les cohortes de « vulnérables » qui se forment en ligne pour partager leur désolation ou leurs peurs. Mais cette peur augmente à mesure qu’on cherche à nous protéger de tous les dangers. Il y avait jadis une acceptabilité collective au mal, car les secours étaient plus frustes, la médecine rudimentaire. Les remèdes dont nous bénéficions maintenant n’existaient pas, le seuil de tolérance a bougé. Les conditions de vie se sont adoucies pour tous et nous rendent moins tolérants aux épreuves.

À quoi est due notre répugnance aux obligations, à commencer par celle du travail ? Le citoyen des démocraties modernes est à la fois un enfant roi qui a bénéficié d’une éducation plutôt libérale et un client monarque dont les vœux sont sacrés dans la sphère marchande. Nous assistons dès lors à la naissance d’une allergie aux contraintes. Alors que nos parents vivaient sous le régime de l’attente et de la jouissance différée, l’individu démocratique ne tolère plus la frustration ni la patience, assimilées à un affront. Il reste jusqu’à l’âge adulte « Sa Majesté le Bébé » à qui l’on doit tout, tout de suite. Le droit d’avoir des droits s’inverse en droit d’avoir tous les droits, ceux-ci étant confondus avec mon bon plaisir : toute limitation ou refus fait de moi une victime et légitime ainsi ma fureur.

En deux mots, le philosophe analyse la généalogie et le triomphe de l’idéologie victimaire dans les grandes démocraties modernes. La victimisation comme chantage sur autrui, véritable pathologie de la reconnaissance, est présentée comme l’envers de la médaille du souci des humiliés, qui fait la grandeur de la civilisation. La capacité des jeunes générations à affronter un monde chaotique est interrogée. Dans notre société d’écorchés vifs, tout groupe ou communauté peut s’insurger au nom de la défense de son image contre une allusion péjorative. Toutes les causes, même les plus farfelues, deviennent plaidables, l’univers juridique se dégrade en vaste foire aux litiges où les avocats souvent propulsés par des associations, racolent en ligne ou dans les tribunaux pour gonfler leur portefeuille de clients, attiser leur colère, leur frustration. Le pressentiment d’un mal devient dès lors un mal en lui-même.

À l’humanité conquérante de la modernité succède aujourd’hui une humanité victimaire. La promesse des Lumières et de la Révolution, un monde meilleur débarrassé du fatalisme et du fanatisme, accouche d’une société du sanglot.

Le souci des humiliés, telle est la grandeur de la civilisation. La victimisation comme chantage sur autrui et pathologie de la reconnaissance, tel est l’envers de ce progrès.

La souffrance est devenue paradoxalement, dans l’Occident hédoniste, un nouveau sacré qui méduse. Chacun, riche ou pauvre, homme ou femme, brandit son brevet de malédiction, qui l’élève au-dessus de ses semblables. Ce dolorisme mâtiné d’aigreur valorise la figure du martyr et alimente ces deux grandes passions que sont le ressentiment et la vengeance.

Les heureux et les puissants veulent eux aussi appartenir à l’aristocratie de la marge et former de nouvelles castes de déchus, au détriment des vrais malheureux. Partout fleurit la posture du paria, le narcissisme de la sécession et la concurrence entre victimes présumées pour décrocher le titre glorieux.

Cajolées, élevées dans la peur et la susceptibilité, les jeunes générations seront-elles capables d’affronter le monde chaotique qui est le nôtre, marqué par le retour de la guerre, l’hyperviolence, le terrorisme islamiste et les catastrophes naturelles ?