Les Dragons – Jérôme Colin – Allary éditions – 2023 – ISBN 9782370734709

Dans la pièce, trois pans de murs entiers occupés par de robustes étagères à six niveaux, pleines à craquer. Des livres entreposés sans classement sophistiqué. Malheur à ceux qui classent leur bibliothèque par ordre alphabétique. Léa m’a souvent demandé de ranger. Je ne l’ai jamais fait. Les bibliothèques ordonnées sont des cimetières. «Comment tu veux t’y retrouver dans ce foutoir», disait-elle. Elle n’a jamais compris que j’aimais justement m’y perdre. Promener mon regard sur les dos, saisir un roman au hasard, humer ses pages, retrouver une phrase soulignée lors de sa lecture. Chercher un livre. En trouver dix autres.

Dans le coin droit de la bibliothèque, une boîte en carton que je n’ai pas ouverte depuis près de vingt ans. Il m’arrive de demeurer devant elle comme on se recueille devant l’autel. Avec la tentation de m’agenouiller. Quand doit-on rouvrir les pages de son enfance ? Quand est-il temps de retourner à l’endroit exact où l’on s’est pourtant promis de ne jamais revenir ? Ma main se dirige lentement vers la boîte et j’entends cette voix amie murmurer encore: «Non, petit, pas le jour de ton anniversaire. »

Léa est partie. Elle a dit : «Je ne te quitte pas, Jérôme, j’ai besoin de temps. Ce n’est pas une séparation. Je t’aime encore. Mais c’est difficile de vivre avec toi. Tes silences. Ton désordre. Tes absences. Ça fait dix ans que je suis là à t’aimer. Mais toi, qu’est-ce que tu fais ?»…

À chaque heure qui passe nous sommes contraints de fabriquer toujours un peu plus de notre malheur. Parce qu’il y a des cicatrices que les années n’estompent pas. Il est temps pour moi de retourner là-bas, derrière les murs, sous le grand chêne, près de la chapelle. De retrouver les dragons et prononcer son nom, à nouveau. Depuis trop longtemps, le gosse que j’avais été tambourinait à la porte pour demander des comptes et je n’osais pas lui ouvrir. J’ai écrit parce que, dans la vie, je ne sais que gesticuler. Alors que parfois, pour avancer, il faut se pencher sur son passé.

En exergue du livre, la citation de Philip Roth : Penche-toi sur ton passé. Répare ce que tu peux réparer. Et tâche de profiter de ce qui te reste.», dresse  le plan des différentes parties du livre.

Jérôme a quinze ans. Quinze ans, c’est trop tôt pour avoir à choisir entre la peste et le choléra. Il est en colère contre ses parents qui sentent le vieux. Contre le monde qui le rejette. Contre les monstres qui l’empêchent de dormir. Contre lui surtout. Sur la décision de cette juge qui l’éloignera provisoirement de son milieu de vie, le placera sous la protection et l’étude d’un centre pour adolescents où le temps sera pris d’une analyse de la situation et des raisons de décrochage et accès de violence du jeune homme. L’idée était de mettre un terme à la spirale toxique dans laquelle il s’était plongé.

Mais je ne voulais pas d’une vie normale…

Il ignore qu’il vit les dernières minutes de sa première vie.

Ces imbéciles ne parvenaient pas à comprendre que ça mettait sur mes épaules une pression que je n’étais pas prêt à supporter. Il fallait se fondre dans la masse. N’être personne pour ressembler à tout le monde. Leur objectif était de me dresser à baisser la tête et entrer dans le rang. Pour m’empêcher de remettre en cause leur petit monde normal et qu’ils puissent paisiblement continuer à y vivre, sans réfléchir, leur petite vie de merde.


Dans ce centre psychiatrique, il rencontre les dragons, ces enfants détruits par leur famille, l’école ou l’époque. Parmi eux, il y a Colette. Crâne rasé, bras lacérés, noir sur les yeux.
Elle veut mourir. Il veut l’embrasser. L’emmener loin d’ici.

L’impression qu’on pourrait aller mieux, tous les deux, parce que l’autre est là.

« Les Dragons » est l’histoire d’un coup de foudre entre adolescents plus normaux qu’il n’y paraît. Un cri d’amour pour ces enfants que notre société cache, mais qui disent tant de nous.

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