Outaouais – Page Comann – M+Éditions – 2023 – ISBN 9782382111413

Un petit rappel de l’histoire. Contrairement à ce qui s’était passé pendant la famine de 1780, les ports irlandais restèrent ouverts en 1845-1846 sous la pression des négociants protestants et, en dépit de la famine, l’Irlande continua à exporter de la nourriture. Alors que dans des régions de l’île des familles entières mouraient de faim, des convois de nourriture appartenant aux landlords, escortés par l’armée, partaient vers l’Angleterre. Certains propriétaires expulsèrent leurs paysans, même s’ils étaient en mesure de payer leur loyer comme lors de l’incident de Ballinglass en mars 1846. Malgré tout, en 1845, la pénurie ne fut pas de plus grande ampleur que d’autres crises régionales précédentes qui n’étaient pas restées dans les mémoires. Ce fut l’anéantissement de la récolte de pomme de terre par le mildiou les trois des quatre années qui suivirent qui entraîna une famine et des épidémies telles que les institutions de secours des indigents, qu’elles soient gouvernementales ou privées, se révélèrent incapables d’y faire face. S’ils restaient en Irlande, les gens risquaient de vivre dans une pauvreté extrême et de disparaître. S’ils partaient vers d’autres lieux comme le Canada et les États-Unis, et s’ils survivaient à la traversée en bateau, ils pouvaient espérer offrir une vie meilleure à leur famille.

Page Comann nous plonge dans cette époque tumultueuse. Les familles s’affrontent pour survivre, s’entretuent. Dans le comté de Sligo, Glenn McBride a le sentiment de s’être fait piégé par le passeur. Si c’était le cas, maintenant qu’il a échangé ses biens contre la promesse de s’enfuir, de prendre la mer, il n’aurait plus que ses yeux pour pleurer et des années de honte à ruminer. Dans quelques heures, lui et sa famille devront rejoindre le Carrick amarré au quai. En souvenir de sa terre d’Irlande, Gleen ne gardera que son couteau de chasse. Sur un bateau, il se raconte que la promiscuité impose souvent de devoir se battre et c’est lui qui veillera sur les sacs et leurs maigres trésors. Mais en chemin, alors qu’il s’en retourne pour récupérer les siens, le malheur s’abat sur lui.

Seule Kate, sa fille âgée de seize ans et Martin, un jeune voisin, parviendront à échapper à la folie meurtrière d’une famille voisine, les Mullargh et à prendre le large. Sur terre, le sang a laissé de longues traînées. Une noire vengeance se met en marche.

À bord du Carrick of Whitehaven ils affronteront les éléments, la maladie, les hurlements répondant aux bastonnades distribuées par l’équipage.

L’auteur nous offrira une traversée riche en descriptions. Les différents accessoires d’accastillage  fleuriront au gré des pages : misaine, bouline, drisses des huniers… Mais quand la tempête fera rage, le lecteur s’accrochera. Les rêves d’Eldorado passeront par l’Enfer.

Entre mai et novembre 1847, des dizaines de milliers d’Irlandais quittent le pays. Ceux qui survivent au long voyage sur des bateaux-épaves, aboutissent à la Grosse Isle, près de Québec, où ils doivent demeurer en quarantaine. Les gens considérés en bonne santé continuent leur chemin vers Montréal où une épidémie de typhus a tôt fait de se déclarer. Qu’adviendra-t-il de Martin Sullivan et de la fille McBride ?

… Ça risque de cogner fort. Les places sont chères, le travail est rude. Pour beaucoup, Martin Sullivan – rebaptisé Soulevant – est une énigme. Les malfrats rôdent, les osselets sur la table de la vieille indienne ne prédisent rien de bon. Les hurlements des loups annoncent la mort prochaine. La sinistre Hell Cat Maggie manie la serpette comme l’éclair. Pourquoi la disparition de ces jeunes indiens ?

Une jeune femme, Odahingum,… n’appartient pas à leur monde. Pour elle, la vérité se lit dans le Kinnikinnick ou le raisin d’ours de sa bouffarde, lorsque sa fumée monte vers l’âme de ses ancêtres. C’est à la fois une sorcière et une déesse.

— Donc, si je comprends bien, tu l’aimes ?

— Elle ne m’en a pas laissé le temps… Quand elle est partie, la terre n’étouffait pas encore vraiment sous la couleur des fous.

Ici, la sauvagerie peut surgir de nulle part.

« Poussé dehors, Martin se retrouve sur le seuil de la cambuse des rochers, désarçonné d’avoir été houspillé par les deux femmes. Là-bas, la Lièvre se contorsionne pour le séduire, enturbannée dans le foulard de ses nuées. Dans son esprit, le poids des mots Odahingum. Devant ses yeux, les ramures des pruches dessinent des fantômes sur la neige. L’eau blanche de la rivière devient miroir et lui renvoie ce qu’il est à cet instant précis. Un Irlandais perdu dans l’immensité de l’Outaouais. Riche de rien. Pauvre de tout. Un pêcheur d’Irlande dans un océan d’arbres. »

Sous le pseudo de Page Comann, Ian Manook et Gérard Coquet, signent une fois encore un roman de haute factur

e. L’odeur de tabac me rattrape. Qui des deux bourre la bouffarde, qui des deux tend la braise ? Non d’un scalp, je ne m’y risque pas. Les écritures se fondent.

Époustouflant !

Chronique publiée le 16 avril 2023 sur le site de pan.be Culture

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