L’Homme qui veille dans la pierre – Alain Cadéo – Éditions La Trace – 2022 – ISBN – 9791097515713

Souvenez-vous !

Mayacumbra. La Corne de Dieu, sa montagne.

Il aime  la regarder sa montagne. Il aime son assise, son apparente solidité. Il aime aussi les fins sourires qu’elle dissimule dans ses entrailles… fragilités…passions bouillantes…magma secret… immanentes cassures… Et pourtant quel repos cette masse aux airs de fausse endormie ! Des siècles de latence après de grands caprices… Un instant de saccades, pour un tourbillon de légendes… Décidément ce volcan est le plus beau repos de sa vie, tout en étant sa plus belle inquiétude.

Théo vivait là avec un âne, Ferdinand, au niveau du menton du volcan. Oh, il n’avait rien d’un ermite, pourtant il ne voyait pratiquement personne. Lorsqu’il avait vraiment besoin de compagnie, il dégringolait en vrai capricorne le sentier sommaire qu’il avait tracé de ses pas répétés sur un des flancs de la montagne. Une demi-heure après, il déboulait à Mayacumbra, le seul village à plus de cent kilomètres à la ronde avec ses rues pleines de voix, de grises silhouettes allant et venant dans l’aube. Les marchands ouvrant les rideaux de leurs échoppes. Jusqu’au jour où… dans un hurlement, le volcan s’est soulevé, tout entier. Théo vit un cirque de feu exploser en plein ciel. Le sol est chaud. Les plus grands arbres retiennent leur sève comme s’ils avaient en mémoire l’éternelle puissance de ces immenses fêtes minérales. Humblement, ils s’en remettent à la Corne de Dieu. Ils attendent. Théo a l’impression de passer entre les jambes de géants paralysés de stupeur. Il est le seul mouvement vivant, de chair, allant vers ce que tout a déserté… Il y aura bien un signe là-haut que lui a laissé Lita

*

Augustin regardait ce bout de page froissée, ces trois bibelots, ces quelques photos, le tout expédié par la police locale de ce pays lointain n’ayant jamais éveillé chez lui, Augustin, la moindre curiosité.

On appelle cela le temps de la décantation. C’est un fourmillement de sensations qui, avec l’âge, aimantées par nos propres vies, prennent encore un autre relief. Voir, entendre, absorber, ressentir et plus tard enfin, comprendre… Peut-être…

Augustin, trente-huit ans, qui vient de perdre sa maman, est le cadet de quatre ans de Théo. Vieux célibataire aux horaires « d’artiste », le lourdaud, le lent à la détente, « le coloriste gris » terrifié à l’idée de quitter un nid désormais mort, maudissant son destin de « suiveur », l’ombre de Théo planait toujours sur sa vie, décide près de vingt ans après la disparition de son frère de partir, comme pour un pèlerinage, sur les pas de Théo.

Et dans ce Mayacumbra de bout du monde, il va rencontrer Lina, sa toute petite fille, fille de Maria qui est sans doute la fille de Théo.

Il m’a bien fallu quelques mois pour vous apprivoiser toutes les deux. Ta mère était la plus réticente. Après tout, le fait d’être le frère de ce père qu’elle n’a jamais connu, n’était pas un gage suffisant pour faire de moi un parent parfait. Ce qui est frappant chez Maria, lorsqu’on a la chance de l’avoir devant soi cinq minutes, c’est la brutale intensité de sa présence… Son  sourire entier elle ne l’offre qu’à toi, sa fille, et là j’ai souvent vu cet éclat d’obsidienne  fondre d’un coup comme un sucre de ciel.

Toi, ma Lina, tu m’as presque tout de suite adopté. Et ce fut pour moi une belle surprise.

Comme tu les appelais presque tous ici gentiment : « tonton »… tonton Solstice, tonton Balthazar, tonton Cyrus, tu m’as moi spontanément appelé « grand-père ».

Moi qui au toujours joué au « chat qui s’en va tout seul » voilà que je poursuis ma vie ici, pelotonné au creux de ton immense tendresse.

Augustin a enfin charge d’âme et sa relative indifférence native se mua d’un seul coup en un amour dont jamais il ne se serait cru capable. Comme quoi… déplace ton centre de gravité et tu découvriras, ailleurs, bien loin de ta quiétude, sur les franges de l’inconnu, des tonnes d’or dont jamais tu n’aurais soupçonné l’existence si tu n’étais pas sorti, hébété, de ta mine de plomb.

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Augustin dont le seul fil conducteur fut longtemps le simple plaisir de peindre sans jamais s’attacher à quoi que ce soit, nous confie : Je me berçais de couleurs. Et puis j’ai toujours eu cette tendance à me laisser guider par l’acupuncture saugrenue du hasard. Oui, j’ai toujours eu au fond une totale confiance en ce qu’on nomme bêtement « le destin ».

Je fuyais discrètement ce qui ne m’intéressait pas et frôlais, sans en avoir l’air d’y toucher, ce qui éveillait ma curiosité.

 Oui, j’étais un « frôleur », toujours un pied dehors, jamais dedans.

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Alain Cadéo nous replonge dans le monde merveilleux de tout ce bric-à-brac qui constitue Mayacumbra, Raoul, l’énorme crocodile empaillé, la mascotte des ivrognes, Cyrus, le patron du Kokinos, Balthazar, dit le Crapahutier, chasseur de pierres précieuses, Eusébio Gastaldino, ancien vétérinaire, bon alcoolique de surcroît, devenu le médecin à tout faire du bled. Médecin, soigneur, mais avant tout une sorte de voyant philosophe,  comme en deuil perpétuel, sans amertume. Quand il vous ausculte, ses grandes oreilles velues se collent sur votre dos comme un âne câlin.

Alain Cadéo nous offre un récit, élaboré presque comme un journal intime qui nous porte sur la crête de la vague de la belle écriture. L’écume des beaux mots. Un récit pareil fleure la perfection. Un vrai tisserand du verbe. J’imagine l’auteur, penché sur le métier…l’odeur du papier, d’encre, de tabac… ses stylos, ses plumes, son clavier d’ordinateur, chevelure blanche au vent… avec ses mains qui vont et viennent, adroites autonomes, précises, n’ayant aucune hésitation, passant et repassant comme deux oiseaux obstinés, voletant avec des brins pour faire un nid de couleurs semé de signes aussi vieux que le Monde.

Un bijou des éditions La trace !

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