Les Cormorans – Édouard Jousselin – Éditions Rivages – 2020 – ISBN 9782743650148

Fin du XIXe siècle, sur une île battue par tous les vents au large du Chili, des hommes tirent leur subsistance du commerce du guano, des fientes d’oiseaux marins vendues pour leurs propriétés fertilisantes, une ressource qui a fait la richesse de toute la région et attise encore bien des convoitises…

Trois lords se partageaient les exploitations, les Sherrighan, Mandfield et Lantchester. Lucius Lantchester, le patriarche allait tenir lors des toutes prochaines fêtes du guano une assemblée sur l’état de l’île. Une réunion faussement diplomatique dont les thèmes aux titres alambiqués coifferaient les débats d’un vernis d’autorité.

Les Mansfield comprirent qu’on évoquerait la qualité du guano et que les deux autres familles tenteraient d’imposer que cesse le mélange de leur production. Chacun pour soi à présent. Fi donc à ces Lantchester, dont l’unique mérite était de camper sur une fiente plus épaisse que la leur.  

Sous le joug de ces trois familles, les carriers trimaient, noyés dans ce brouillard que les Chiliens appelaient camanchaca, ces nuages entiers, ces masses célestes humides et stagnantes, comme des monceaux de coton blottis aux flancs des collines.

Combien d’années faudrait-il encore à la nature pour séparer définitivement leurs deux races ? Pour qu’elles ne soient plus en mesure de se reproduire ensemble, pour que l’une devienne le prédateur de l’autre. Un siècle ou deux, sans doute. Et laquelle triompherait ensuite ? La plus évoluée. Ou la plus sauvage.

Nombreux sont ceux qui, dans ce paradis perdu, sacrifieront leurs idéaux et leurs proches pour transformer la fiente en or et infléchir le cours de leur destin.
Parmi ces carriers miséreux, Joseph qui, comme tous les Sud-américains, a quelque part dans son sang la mémoire des traversées océaniques, les virées sous les étoiles lors de nuits froides. Il rêve de se marier à la belle Catalina.  Son meilleur ami Vald,quant à lui, se laisse dévorer par une noire ambition…

La vie du jeune Juan José, quinze ans,  bascule le jour où il est enrôlé de force comme matelot sur le vraquier du capitaine Moustache,  alias Ernesto Lobras. Ce navigateur chevronné, bilieux et solitaire, est l’instigateur d’une terrible machination dont le mousse pourrait bien devenir l’un des rouages…

Dans ce roman d’aventures pittoresque et inquiétant, Édouard Jousselin explore avec maestria les contradictions de l’âme humaine. À de nombreuses reprises, je me suis senti plongé dans l’ambiance du Parfum de Patrick Süskind. L’écriture transpire de toutes ses phrases. De ses mots jaillissent les moiteurs, les senteurs, les odeurs dont les gammes de puanteurs nous écœurent des relents de guano…

La plus grande différence entre lords et carriers résidait dans les fibres, les coupes et les tissus. Les baraques éventrées, la puanteur des logis, les rigoles tracées à la boue entre les cabanes pour évacuer les eaux usées, les déjections, les herbes folles, les montagnes de détritus, les nids d’insectes au revers des matelas, tout cela pouvait être laissé derrière soi. Les vêtements collaient à la peau, comme un tatouage.

Un vrai délice !

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