Quelques années et leurs poussières – Christian Libens – Editions Weyrich coll. Plumes du Coq – 2024 – ISBN 9782874899300

Il a raté le règne de Léopold III de quelques années et, tout jeune, il s’est imprégné de la culture Simenon. S’il n’a jamais été comptable, je peux pourtant l’imaginer les bras revêtus de manchons puiser dans le puits du savoir de pleines brassées de lettres.

Dans son recueil intitulé « Quelques années et leurs poussières » Christian Libens dépoussière quelques souvenirs, laisse jaillir quelques fantasmes et succombe facilement à la contemplation de la gent féminine. Jacques De Decker écrivait déjà malicieusement en préface de Sève de Femmes, « Christian Libens est pétri de littérature… ».
L’homme ne s’est pas pour autant plongé dans la farine, préférant  lorgner le décolleté d’une poitrine généreuse.
Aimanté par ces rutilants « pare-chocs » l’écrivain se souvient des voitures d’antan. Ces Daf 600 jaune moutarde, ces Coccinelle, ces Triumph, Studebaker (la belle américaine de la tante de Bruxelles).

De ricochet en ricochet… tiens, à propos, pas un mot du célèbre héros d’André-Paul Duchâteau, Ric Hochet… on retrouve Spirou, Maigret, Tintin (qui est Gémeaux) lorgnant une boite vide de Banania (non, c’était plutôt une boite de Nesquik en carton fort !). L’auteur prend le large. Nuovo tempo di Roma, une nouvelle qui débute en page 47. Libens, lui, vous attend à une terrasse, piazza del Popolo.

Bref, des poussières de vie qui naissent des frottements-affrontements entre le temps qui passe trop vite et les dures contraintes de l’existence. Qu’importe que ce soit réel ou fantasmé, ce roman-récits couvre toute une vie.

On est à mille lieues du règlement de comptes, écrit Michel Lambert en postface, mais plutôt dans l’exercice d’admiration. Et de fidélité. La nostalgie de Christian Libens est souriante, elle se nourrit de bienveillance, d’inventivité et d’humour.

Moussant !     



07 OCTOBRE – Lee Yaron – éditions Grasset – 2024 – ISBN 9782246838265

Le 7 octobre 2023 la journée la plus meurtrière pour le peuple juif depuis la Seconde Guerre mondiale.

Le samedi 7 octobre 2023 – qui était un shabbat et le jour de Simhat Torah, soit la dernière journée de la fête de Soukkot -, le Hamas, accompagné du Jihad islamique palestinien et d’autres organisations, a lancé un assaut sans précédent contre le peuple d’Israël. Perforant la frontière, attaquant depuis la mer et les airs, les militants ont aveuglément massacré des civils dans ce qui est devenu l’une des pires attaques terroristes de l’Histoire moderne, et selon les mots du président Biden, « le jour le plus meurtrier pour les Juifs depuis la Shoah ».

En moins de vingt-quatre heures, environ 3 000 terroristes sont parvenus à assassiner près de 1 200 individus, à en kidnapper environ 250 et à en blesser approximativement 5 000 en majorité des citoyens israéliens, mais originaires d’une trentaine de pays différents au total. Les victimes – dont la plupart étaient laïques et libérales, et une bonne partie militait à gauche – ont été exécutées de sang-froid, poignardées et brûlées vives; elles ont été torturées, violées et volontairement amputées, au cours de scènes épouvantables que bon nombre des terroristes ont documentées et publiées à la vue du monde entier.

Anéantissant ces mêmes Israéliens qui soutenaient l’autonomie palestinienne, les terroristes ont ravagé des kibboutz le long de la frontière avec Gaza, y compris celui de Be’eri, dont des membres se portaient volontaires pour emmener des patients palestiniens dans des hôpitaux israéliens et donnaient chaque année des milliers de dollars à des familles gazaouies; de même le kibboutz de Kfar Aza, qui organisait tous les ans un festival de cerfs-volants sur le thème de la paix, envoyant des messages de coexistence assez haut pour qu’ils soient reçus de l’autre côté de la frontière.

À la suite du massacre, Israël est entré en guerre, frappant Gaza avec une furie sans précédent dans le but de détruire le Hamas une organisation terroriste qui administre la bande de Gaza depuis une vingtaine d’années, en s’enracinant au cœur de la population civile. Au moment où l’auteure écrit ce livre, une trentaine de milliers de Gazaouis ont été tués d’après le ministère de la Santé contrôlé par le Hamas. Certaines victimes étaient des terroristes « professionnels », la majorité des civils, y compris des enfants. D’après les Nations unies, environ 2 millions de Gazaouis ont été déplacés, et près de 60% des habitations ont été détruites. De la faim à la déshydratation en passant par les maladies, la malnutrition, l’absence de soins et le manque d’accès aux services de première nécessité, le prix payé par les Gazaouis ordinaires est inimaginable. Les hommes, les femmes et les enfants qui n’avaient rien à voir avec les crimes du Hamas ont fait les frais de ses actions. La souffrance causée par la mort de tant d’innocents dépasse les limites de ce qu’un cœur humain peut endurer.

Afin de donner un visage à ces femmes, ces hommes et ces enfants, Lee Yaron a écrit leur histoire. Du festival de musique « Tribe of Nova » au kibboutz Be’eri, d’une famille de Bédouins à un rescapé de la Shoah, d’ouvriers agricoles népalais à des réfugiés ukrainiens, la journaliste israélienne recueille chaque détail de cette tragédie pour restituer la violence inouïe qui s’est déchaînée ce jour-là.

S’appuyant sur des centaines d’entretiens, de transcriptions d’appels et de messages échangés – précédant parfois l’horreur de quelques secondes -, ce livre est la première grande enquête publiée sur cette journée noire. Suivi d’une postface de Joshua Cohen et en cours de traduction à travers le monde, 7 octobre dresse un bouleversant mémorial pour les victimes d’un des pires massacres du XXIe siècle.

Née à Tel Aviv, Lee Yaron travaille depuis près de dix ans pour Haaretz, le plus célèbre quotidien israélien. Ses articles et enquêtes portent sur les affaires de corruption au sein du gouvernement, les inégalités sociales, le changement climatique, le droit des migrants ainsi que les questions de genre et d’orientation sexuelle. Membre du comité exécutif du Syndicat des journalistes israéliens, Lee Yaron partage son temps entre sa ville natale et New York.

A écouter : Lee Yaron, journaliste d’Haaretz : « Le 7 octobre est un jour sans fin en Israël » • FRANCE 24

Un ciel bleu comme une chaîne – Valérie Van Oost – éditions La Trace – 2024 – ISBN 9782487261

Michaël est un glandeur. Il ne peut appréhender la misère crasse qui habite les journées de Kathy, sa femme, gardienne de prison. Les odeurs de moisis, de sueur et de cendre froide, la violence larvée à laquelle elle ne doit jamais tourner le dos.

Il n’a pas mesuré qu’elle partage moins de temps avec lui qu’avec des voyous qui, pour la plupart, sont enfermés parce qu’ils ont voulu s’échapper de leur vie, faire le mur de leur quotidien et se soustraire aux règles. Là-bas, elle nie jusqu’à son prénom, pour ne s’appeler plus que « surveillante » devant les détenus. Michaël n’a pas réalisé que la prison est devenue la norme pour sa femme. Il est trop tard pour lui expliquer.

L’admiration naïve qu’il lui porte l’oppresse, un sirop écœurant qui englue Michaël dans leur maison, le scelle au canapé et colle aux basques de Kathy. Il la voit toujours comme sa princesse, alors qu’elle a pris la poudre d’escampette. Elle s’est barrée du conte de fée qu’ils voulaient se raconter en s’installant dans un pays de cocagne. Pour décrocher un rôle de premier plan, elle a tenté de se greffer à une autre histoire, de changer le scénario. Elle a vibré sous le regard du Kabyle au rythme intense de ses mots, libérée du ronron de son quotidien. Elle s’est sentie exister le jour où il lui a demandé un premier service. Elle est devenue importante quand il lui a proposé de remonter des informations. Avec lui, la vie est exaltante. Elle s’est mise à côtoyer des types qui ressemblaient à ceux de Mafiosa, portent des blousons aviateurs, roulent en SUV et se retrouvent le soir sur les chemins caillouteux le visage caché de la lumière de la lune. Elle a consenti à se laisser manipuler, parce qu’elle cédait à la tension trouble du Kabyle dès qu’elle entrait dans la cellule. Elle y pénétrait plus que ce que le règlement autorise pour un service, pour mendier son admiration. Elle s’est vu jouer la Mafiosa du mitard, la Soprano de la taule.

Les flics sont venus la cueillir après 6h30 au moment de la relève. Sans la laisser se changer. Sur le moment, ça l’a rassurée. Un duo de flics l’a encadrée, s’emparant de ses mains qui s’affairaient à dégrafer son ceinturon. Le plus costaud semblait mal à l’aise. Désorienté de se retrouver là, à pincer une matrone au lieu de s’arrêter au greffe pour y laisser des types aux vêtements accablés par une macération en garde à vue. Le second, contredit par son âge et sa petite taille, se hérissait pour se grandir et camoufler une allure juvénile. Alors, il regarde Kathy de haut et refuse de s’avouer qu’il n’est pas prêt, dès les premiers jours de sa prise de poste, à serrer une matrone.

*

Laure avait travaillé d’arrache-pied pour s’intégrer au cabinet de la famille Faure, pour parvenir à se faire appeler Maître ou Ma chère consoeur. Ce n’est qu’après qu’elle avait dit « oui » au fils du patron. Elle a dû apprendre à se tenir droite. À table. À son bureau. Sur des talons. Dans les conversations. Choisir les bons couverts. Marcher avec élégance. Bien s’habiller. Être décontractée au bon moment. Apprendre à jouer au tennis. Acquérir les codes, les références et les usages. Parler avec distinction. Savoir ce qu’il faut aimer ou pas. Gommer son accent. Vocabulaire apprêté. Débit de voix ralenti. Inflexions domptées. Elle n’y arrive plus. Elle est éreintée de mentir aux autres et plus encore à elle- même.

*

-Vous servez à quoi ? cogne Kathy.

Elle veut jauger ce que l’avocate a dans le bide. Elle veut avoir des nouvelles de ses filles.

-Faut que j’appelle mon mari !

*

L’une projette dans sa vie des éléments de feuilletons télé. L’autre tente de chasser les écrans qui se superposent à son reflet dans le miroir. La matonne et la bourgeoise. Elles se jaugent. Laure ne cesse de s’interroger sur Kathy, sur les personnages de fiction qu’elle évoque comme des relations. Des relations que cette femme a en commun avec elle. Des histoires qu’elles partagent. Des souvenirs dont Laure tente de repousser l’attaque.

Laure, n’a fait que s’installer dans l’histoire qu’on lui a racontée, un malentendu, sans retour possible. Sans coupable et sans victime.

L’avocate doit se concentrer sur le dossier de sa cliente. Ce qu’a livré Kathy ne ressemble pas à un jeu autour d’une scène de crime, plutôt un rôle qu’elle endosse pour résister à l’amertume, sa manière de fuir un avenir immobile dans sa cité de Bondy. Elle se demande de quoi cette femme a été capable pour vivre une autre histoire que celle à laquelle elle était destinée ?

Est-ce mentir de tenir un rôle qui ne nous était pas attribué ?

*

L’auteur dépeint avec subtilité deux personnages que tout va rassembler.  Cette avocate commis d’office, qui se camoufle sous le fond de teint de la petite bourgeoise parfaite et une détenue paumée griffée par la vie. Deux personnalités qui étouffent dans leurs cocons respectifs.

Laure, Laurence…

Kathy, La parisienne…

Et pourtant, en changeant de prénom, elle s’était crue libérée, elle n’était qu’amputée d’une partie d’elle-même.

Un roman interpellant, brûlant d’actualité !

Le testament inattendu – Bernard Caprasse – Weyrich 2024 – Le mot de Thierry Detienne – Le Carnet et les Instants

L’épreuve de vérité

Bernard CAPRASSELe testament inattendu, Weyrich, coll. « Plumes du coq », 2024, 290 p., 18 € / ePub : 13,99 €, ISBN : 9782874899294

caprasse le testament inattendu

Dans Le cahier orangeBernard Caprasse nous avait conté les désastres de la seconde guerre mondiale dans un village ardennais et, surtout, les traces profondes laissées par les trahisons entre collaborateurs et résistants. Avec Le testament inattendu, il reprend le fil de la narration suspendue non sans avoir donné aux lecteurs les éléments leur permettant de (re)prendre leurs repères, les deux volumes pouvant se lire de façon indépendante. Une fois le préliminaire posé, le récit débute en Ukraine, aux côtés de Jean d’Autremont, un jeune Ardennais qui s’est engagé dans la Légion Wallonie, ce bataillon levé par le rexiste Léon Degrelle pour contribuer, aux côtés des troupes nazies, à combattre le communisme. Il y perdra la vie dans des conditions atroces, non sans avoir aimé Olena, une jeune femme attachée aux soins des soldats et dont la trace a été perdue sans qu’elle ait pu lui dire qu’elle portait un enfant du jeune Belge.

Cinquante ans plus tard, Aymeric d’Autremont, le frère de Jean, décède sans descendance alors qu’il est à la tête d’une fortune considérable et ses héritiers supposés sont appelés chez le notaire pour la lecture de son testament. Ses deux neveux avides d’argent s’attendent à devenir riches et à pouvoir concrétiser un projet immobilier contesté, mais seule leur sœur Juliette hérite d’une part de la fortune. Considérée comme le mouton noir de la famille pour ses opinions communistes, elle est médecin et travaille en maison médicale à Molenbeek, choix inconcevable dans sa fratrie. Étonnée elle-même du sort qui lui est réservé, elle annonce d’emblée qu’elle consacrera la somme reçue à ses projets sociaux, au grand dam de ses frères lésés. Le testament mentionne d’autres bénéficiaires et précise également que le défunt met le reste de sa fortune dans les mains d’Anton Scarzini, avocat new-yorkais, en lui demandant de rechercher Olena et de veiller à ce qu’elle ne manque de rien. Il précise qu’il désigne une avocate bruxelloise, Diane Capon, comme exécuteur testamentaire, laissant les déshérités bouche bée, eux qui reçoivent le droit d’effectuer une retraite annuelle d’une semaine tous frais payés à l’abbaye d’Orval …

C’est l’exécution de ce testament improbable qui occupe l’essentiel du roman et qui nous associe aux recherches menées en vue de retrouver Olena. Ce qui impose diverses démarches dans l’empire soviétique démantelé et des remontées dans le temps, au plein cœur du système communiste. Celui des camps sordides où l’on détient celles et ceux qui ont collaboré avec l’ennemi, et celui, moins connu, des enfants des détenues, sommées de signer une déclaration d’abandon en vue de leur adoption par des privilégiés du régime en manque de descendance. Ainsi en fut-il d’Olena, et une fois celle-ci retrouvée, c’est ce garçon aujourd’hui quinquagénaire qui devient l’attention des recherches, dont il ressort qu’il est un artiste plasticien accompli et de renommée mondiale.

En fait, c’est l’inattendu et ses conséquences qui tendent le ressort de la narration. La consternation de tous face au contenu du testament et aux résultats des recherches qui s’ensuivent, qui balaient les certitudes et suscitent la révolte puis la vengeance des déçus, réanimant les haines anciennes. En contrepoint, le sang-froid des héritiers comblés que l’argent n’attire guère, ou qui lui donnent une affectation altruiste. Mais pour chacun des personnages concernés, l’inattendu crée surtout un point de basculement, un face à face avec le sens de l’existence et sa relation au passé, avec les vérités enfouies dont chacun s’était accommodé tant bien que mal. Une épreuve fondatrice qui exacerbe les tempéraments et que l’auteur dépeint avec finesse, illustrant en cela les mille et une facettes de la condition humaine.

Thierry Detienne

La statue du Commandeur – Manuel Verlange – Éditions Academia – 2024 – ISBN 9782806137296

L’auteur nous avait déjà conquis dans un tout autre registre, la biographie.

En 2023, sapé comme une pop star et accompagné du producteur Jean-Luc Van Damme, il formait un nouveau couple pour promouvoir cette fois Banana Split une fois encore aux Éditions Academia.

Pour son nouvel ouvrage, un roman intitulé La statue du Commandeur, augurant (lui) des largesses de son éditeur, j’ose imaginer notre auteur – qui doit aimer le beau linge – aller à la rencontre de ses aficionados avec cette fois la compagnie de son tailleur-couturier, laissant une horde d’huissiers pendue aux basques d’un cousin dispendieux. Pastichant avec en certain humour la fable de Jean de La Fontaine, La cigale et la fourmi, Manuel Verlange retournera l’estomac des malheureux sans-dents (François Hollande) ou des habitués de visites d’huissiers pour qui un coup de sonnette vaut douche froide. Que la cigale le veuille ou non, l’argent aura toujours le dernier mot.

Méfions-nous donc du cousin écrivain qui fait le beau dans les soirées, pour qui c’est conte de fées tous les jours et qui se précipite aux urgences – ton portefeuille- pour t’apitoyer le tiroir-caisse en te menaçant de non-assistance à cousin en danger.

Pour paraphraser la préface de l’ouvrage, qui spite du cirage de la brosse à reluire, j’ai moi-aussi dévoré ces deux cent quarante pages. Un roman amusant.

PS : Posséder des racines évite de tourner en herbe folle. Les herbes folles poussent dans les terrains vagues, j’ai horreur du vague…

Causeries avec… Ian Manook – Krummavisur – Editions Flammarion – 2024

En deux mots, un chalutier en fuite intercepté en pleine tempête par un hélicoptère des forces spéciales. À son bord, le corps de la petite Anika, que toute l’Islande recherche.

Trois cadavres incrustés dans la glace, libérés par l’effondrement d’un iceberg au cœur de la lagune de Jökulsarlon.

Une base nucléaire américaine secrète que le réchauffement climatique fait émerger de la banquise groenlandaise.

C’est à Kornelius Jakobsson qu’il revient de mener à bien ces enquêtes, malgré les manœuvres de politiciens corrompus de tout bord. Difficile, pourtant, de manipuler cet homme aussi magnétique et incandescent que son pays et qui s’échine à saborder sa vie professionnelle autant que personnelle.

« Pire meilleur flic » d’Islande, Kornelius est un colosse qui torture son corps dans les salles de force et son âme dans une chorale de femmes ; mais c’est en solitaire obstiné qu’il fredonne la sinistre complainte du corbeau affamé, le Krummavísur…

Causeries avec… Bernard Caprasse – Le testament inattendu – Editions Weyrich 2024

Un testament peut parfois se transformer en une vraie bombe à fragmentation. Celui du comte d’Autremont va bouleverser la vie de plusieurs personnes de par le monde. Celle d’un grand avocat new-yorkais comme celle d’une ancienne déportée au goulag sibérien, d’un artiste russe banni ou d’une brillante juriste bruxelloise…

Ce roman puissant nous emmène dans un passionnant voyage dans l’espace et dans le temps, sur la trace de certains des personnages déjà rencontrés dans Le Cahier orange.

Ce que le fleuve doit à la plaine – Alain Lallemand – Éditions Weyrich – 2024 – ISBN 9782874899232

Oleg regardait les mains de son père courir sous la robe du cheval, annoncer chaque mouvement de brosse par une main délicate posée à plat sur le flanc. Malgré le brouillard constant d’un fond d’alcool, Arseniy restait au plus près de ses bêtes. Il pouvait en quelques secondes se noyer dans un monde où les équidés avaient remplacé ces hommes dont il se méfiait désormais. Plongé dans un univers ouateux où n’existaient ni l’alcool pour les uns ni patron pour l’autre, il parlait aux chevaux dans une langue qu’Oleg ne comprenait pas, un dialecte persan, mélange de mongol et de turc que le père disait avoir appris lors des campagnes d’Afghanistan. Quelques années avant la naissance d’Oleg, le palefrenier avait passé trois hivers à Bamyan sous une neige dont l’éclat douloureux s’ajoutait aux blessures du froid. Face à son poste de tir, deux immenses bouddhas troglodytes demeuraient imperturbables sous la glace et les flocons, comme s’ils le narguaient. Trois années perdues loin de Varvara…

-Des gens adorables. C’est avec eux que j’ai appris la langue des chevaux. Quand le soleil brillait, les Hazaras le pointait du doigt en disant : « Libération, bientôt… ».  Je comprenais les mots. J’ai jamais su s’ils parlaient du printemps ou de notre débâcle à nous, les Soviétiques. Eh bien, aujourd’hui, les chevaux sont comme moi, tu vois : ils sentent venir les beaux jours, mais ils ne savent pas sur quel sabot danser. Une chose est certaine, on attend le soleil.

Crimée, février 2014.

Un groupe de pêcheurs Tatars  du clan des Giray découvrent dans le fleuve Alma le corps supplicié d’un jeune de leur communauté.

Angel Minin, un maquignon parvenu, un Ukrainien venu du continent, et nouveau riche… Il n’était pas devenu un grand propriétaire terrien sans grapiller l’un ou l’autre terrain tatar. Un ranch, une somptueuse villa… Il n’avait pas son pareil pour galvaniser la jeunesse, flatter sa brutalité. Sous la pâte du quinqua confortable, l’homme à la fourrure avait gardé un éclair sauvage dans les yeux, une ironie canaille qui donnait aux gamins, « les sept nains », l’envie de compter parmi ses amis, de ravaler leur violence pour satisfaire aux ordres de l’Ukrainien. Ils parlaient un argot russe, venu des bas-fonds, celui qu’ils associaient aux autorités de l’ombre, de la sécurité et de la protection. Celui des patrons de boîtes de nuit et de leur fourgueurs de came en demi-gros. Angel le pratiquait avec autant d’aisance que son aura était renforcée. Il se mélangeait au russe le plus pur et à l’ukrainien : bienvenue dans la réalité quotidienne de la Crimée.

Marsel, un notable tatare, secrétaire d’assemblée parlementaire, victime d’une attaque au couteau…

Kash, le fils de Marsel, amoureux de Nina. Pour elle, Kash était naturel et sauvage…

Oleg, ami d’enfance de Kash et fils de Arseniy Churkin, le palefrenier.

Timur, le jeune frère de Kash.

Nina, la jeune sœur de Myriam Roudakova « l’italienne », la « fiancée » d’Oleg. Myriam devait admettre que sa cadette était désormais la plus flamboyante des deux, un soleil de Toscane qui irradiait sur les cageots de tomates noires, poivrons rouges et jaunes, aubergines et champignons, carottes et courgettes. Lorsque la jeunesse se conjugue à la fraîcheur, au velouté des cultures en serre, qui pourrait lui résister ?

Vladimir Illich, gérant d’hôtels de luxe en front de mer. Il emploie Oleg comme guide de randonnées équestres.

Constantin Hordienko, quarante ans, lieutenant au bureau central de police.

Russes, Tatars, Ukrainiens s’observent. Ici, personne ne se mélange incognito. Même les Ukrainiens du continent on les distingue…

« Quand deux chevaux se disputent, l’âne qui se glisse entre eux prend les coups ». Car personne ne peut s’approprier la Crimée, telle est la loi du dieu des nomades.

Pendant ce temps, des « petits hommes verts bien polis » prennent le contrôle du Parlement, encerclent les bases militaires, les aéroports. Les communications sont coupées. L’invasion russe aurait-elle commencé ?

Usant d’une écriture remarquable, Alain Lallemand entraîne son lecteur dans une aventure tout empreinte de rebondissements et d’une actualité poignante.

Au-delà de Madrid les oliveraies disparaissent – Christian Janssen-Déderix –Éditions Santana – 2024 – ISBN 9782960240771

Au cours de sa jeunesse Alberto Vasquez avait été éperdument amoureux d’Angela. Celle-ci, fille d’un simple journalier, avait d’abord répondu à son appel avant de se laisser séduire par les manières et l’opulente richesse de Luis Maria Cortigua, fils d’un des plus importants propriétaires terriens de la vallée du Guadalquivir. Poussé par le désespoir et la misère, Alberto avait alors quitté la région sans rien dire à personne et embarqué sur un navire grec en partance pour l’Argentine où il épousa Marguerita.

À cette époque-là aussi, la famille Cortigua se déchirait l’héritage d’un oncle de Séville. Résultat, après avoir échappé à une rixe mortelle avec l’un de ses frères, Luis Maria avait projeté de partir en Colombie, mais sa femme l’avait décidé à mettre le cap sur l’Argentine. Là-bas, ils s’étaient installés au centre de la majestueuse pampa, à 30 km à peine de chez Alberto. Évidemment ce dernier s’était toujours posé la question de savoir pourquoi Angela avait poussé son mari à venir si s’établir si près de son exploitation. Cette énigme allait le tracasser durant des décennies.

Cortigua avait consolidé une fortune. Alberto Vasquez avait réussi une fulgurante ascension sociale. Un point les séparait cependant : Alberto avait été spolié par des bandits – qui suprême drame –  avaient tué son fils unique et sa bru à coups de crosse de fusil, laissant orpheline leur petite Lucha.

Traumatisé par ce grand malheur et, pourquoi le nier, craignant d’être dépouillé à son tour par les pillards, don Luis avait regagné l’Espagne en emmenant la famille de son ami Alberto, ce qui avait renforcé leur amitié. Mais la vie en Europe, les affaires et la révolution avaient transformé leurs relations en une totale incompréhension.

« Alors, Alberto, tu deviens communiste, m’a-t-on dit ? »

L’interrogé haussa les épaules.

« Par intérêt, Luis, par intérêt, non par conviction. »

*

Luis Maria Cortigua avait toujours prévu ce qui se passerait à sa disparition : ses enfants envisageraient de morceler l’hacienda, quitte à vendre leur part à un inconnu. Pour éviter cela, il avait exprimé en toutes lettres le souhait de voir son neveu Severo prendre place dans la succession comme gestionnaire des biens familiaux. Laissant Angela, seule, abandonnée comme une pierre dans un mur.

Les années passèrent. Trahisons et scandales isolaient les familles. Angela et Alberto les deux vieillards se demandaient comment il avait été possible d’en arriver là, eux qui se vouaient une amitié teintée d’éternité. Le rêve de finir leur existence sous le même toit s’était transformé en un bras de fer familial, et cela pour une histoire qui ne les concernait finalement pas au premier chef.

*

Alors que les ravages du franquisme mettent l’Espagne à feu et à sang, deux amoureux décident de fuir autant la dictature familiale que politique. Ils traversent les Pyrénées, la France et s’installent en Belgique, dans le Borinage, au pied d’un terril. Severo devient mineur de fond et Lucha femme au foyer pour élever les enfants qui grandiront entre les deux cultures avec toutes les difficultés scolaires et sociales que cela comporte. La nostalgie de Severino était si grande que son silence en disait plus qu’un long discours…

Tandis que la première génération rêve de rentrer au pays, la seconde tente de s’enraciner là où elle vit et plus tard la troisième est pour le moins indifférente à la nostalgie du pays éprouvée par les grands-parents.

Dans le petit village borain, s’il y avait un personnage au courant de tout ce qui se passait dans le coron, ragots, complots et turpitudes, c’était bien le curé…

Une tendre saga sur un fond d’immigration.

Alain Cadéo, Semeur d’éphémère par Martine Roffinella

Alain Cadéo est un baladeur (créateur de promenades) doublé d’un balladeur (inventeur de poèmes) – comprenez par là qu’il nous envoie balader et ballader oui, notamment en territoires d’écritures où nous avons beaucoup à grappiller sous cape, puisque de contrebande il s’agit. De ces Billets que Cadéo nous glisse à l’oreille, il n’y a rien à déclarer aux douaniers de la pensée, car les instants clandestins qu’ils contiennent doivent être préservés des « agités » à l’affût de « l’âme du bon marché ». Dans ce livre – indispensable à tous les chercheurs hors-la-loi de trésors immatériels –, il est question de « tâtonnantes approches », d’aventures au milieu des mots pics-et-pivers « tapant du bec sur les grands arbres qui ont des secrets à révéler », mais aussi du « pur silence des vrais abandonnés » et des « tranchées de nos erreurs » où nous « piétinons bien trop souvent ». L’on peut déguster ces Billets de Contrebande par petites touches, faire l’expérience d’en saisir un au hasard et y songer tout au long du jour, ou les lire d’affilée, un peu comme si leur auteur était en face de nous et que nous guettions le mouvement de ses lèvres quand il « pétrit » ses phrases et « flatte la croupe des non-dits ».
Mais justement – et les fidèles du blog mesureront ici leur chance – Alain Cadéo est là, et je vous invite à savourer ci-dessous sa parole rare.

Quatre questions à Alain Cadéo

MARTINE ROFFINELLA : Aux personnes qui ne sont pas encore familières de votre œuvre, comment présenteriez-vous ces Billets de Contrebande ? Sont-ils rattachables (ou justement pas) à un genre littéraire spécifique ? Quel(s) sillon(s) veulent-ils creuser (ou pas) ?

ALAIN CADÉO : Ces billets font suite à un autre opus intitulé Des Mots de Contrebande publié chez le même éditeur en 2018 [Éditions La Trace, ndlr]. Un billet, dont l’étymologie me semble un peu obscure, est un lien bref, souvent secret ou tout du moins confidentiel, que l’on dissimule, froissé ou plié en quatre, entre deux pierres ou que l’on remet à un intermédiaire qui lui-même le transmettra à celle ou celui à qui il est destiné. Quête d’échanges, bouteilles à la mer, c’est un compromis entre une main tendue, une lettre relativement brève, pistils de la pensée passés par des chemins muletiers, au gré des vents, cherchant à s’échapper de toute notion de frontière. Le genre littéraire se rapprochant le plus je crois de ces billets, ce sont des lettres, courants d’air électriques venant de ces abîmes ou du plein ciel de l’esprit. Les cueillera qui veut, les sèmera qui peut, je ne maîtrise pas leur destinée.

M. R. : Avez-vous dès le départ eu l’idée d’un recueil pour ces Billets ou bien s’agissait-il plutôt de petits textes éparpillés, nés d’instants fugaces, reliés par le seul fil rouge de votre inspiration ? À moins qu’il s’agisse d’une sorte de Journal ?…

A. C. :  Chaque jour je m’efforce de développer une idée. Cela fait une dizaine d’années que j’ai adopté ce format particulier du Billet. Sans doute parfois difficiles à lire, ils ont le mérite d’être plus ou moins courts. « Instants fugaces » dites-vous, c’est bien cela qui me fascine, car un seul mot parfois déclenche une ruée toute animale vers le champ coloré des pensées. « Journal » aussi, pourquoi pas, car tout matin déploie ses ailes, en fonction de notre état, sur des versants non visités. L’inspiration est un mot magnifique, solaire, inexplicable, inexpliqué, guide et berger de ce troupeau dont je parle souvent qui vous suit, vous dépasse, cherchant toujours à aller plus loin, plus haut, dont on revient dépenaillé, hirsute, comme vidé. On ne frôle pas impunément les grands secrets du Verbe.

M. R. : Il est beaucoup question dans ce recueil – et c’est bien ce qui le rend passionnant – de votre rapport spécifique à l’écriture. Si vous deviez écrire, pour imiter en partie Rilke, un Billet à un Jeune Poète, que vous viendrait-il d’abord à l’esprit ?

A. C. : J’aurais bien du mal à conseiller quiconque. Sur la pointe des mots, à peine pourrais-je suggérer d’être toujours au plus proche du sens profond que nous dicte le cœur. Ne pas tergiverser, ne pas noyer le sens premier. Toute émotion mérite d’être explorée au beau laser de l’alphabet. Et d’une gangue trop encombrée du gras de pages inutiles, n’en retirer que le cristal. J’ai sans cesse en tête cette première phrase du Tao : « Le mot que vous employez n’est pas le mot qui fut toujours… » Mais alors, quel est le mot qui fut toujours ? N’est-ce pas celui qui avait le pouvoir d’immédiatement concrétiser l’idée ? Nous serions-nous tellement éloignés du Verbe pur ? À chacun de le retrouver. Notre seul juge c’est nous-même. Un ongle ne peut passer entre l’intention et sa formulation. Ce qui est exact ne ment pas, ne triche pas, ne se gonfle pas. L’âme le sait, la vanité l’ignore. Ne l’oublions jamais, nous ne sommes que des scribes plus ou moins attentifs à ce que nous dictent d’étranges voix murmurant leurs secrets.

M. R. :  Vous écrivez : « Je suis un vieux passeur chargé de l’inutile, un semeur d’éphémère, vagabond d’une joie sans cesse retrouvée. » Pensez-vous que cet « inutile »-là trouve une résonance, et laquelle, dans la société d’aujourd’hui ? De quel « éphémère » parlez-vous, dans un 21e siècle obsédé justement par le jetable ?

A. C. : Si pour un Novalis « la poésie est le réel absolu », il faut bien se rendre à l’évidence, elle est tristement et progressivement devenue bouquet fané sur une tombe anonyme qu’aucune foule ne réclame. J’accorde donc à cet « inutile » une place de choix. Un peu comme on le fait avec les mal aimés, gamins de fond de classe, oubliés des froids trottoirs, facteurs Cheval de tout l’imaginaire… Par ailleurs l’inutile n’est pas fait pour durer et sa plus grande qualité est de se savoir humblement éphémère. D’un autre côté ne faut-il pas quelques milliers d’années pour que la lumière d’une étoile morte nous parvienne et éclaire à nouveau un coin d’humanité. J’ai au fond d’un jardin de curé gravé sur une stèle de marbre ces mots : Avec un tel penchant pour l’inutile, j’ouvre une voie vers l’infini. 

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