Frédéric aura septante-cinq ans dans six mois et vingt-huit jours. Son seul compagnon, un vieux geai, Sax, qu’il a recueilli dans son jardin il y a une dizaine d’années. Pensez donc ! Lui, il a trouvé le moyen de ne pas mourir d’ennui : il fait dix fois le tour de son perchoir, dans un sens et puis dans l’autre, et quand il ne supporte plus ce manège, il m’appelle de son cri grinçant, je lui ouvre sa fenêtre et il accomplit sa tournée familière, il grignote peu à peu à mes livres préférés, dépose sa fiente sur un tapis, que j’ai trouvé précieux jadis, me cure une oreille, croque une douzaine de graines sur ma table et se pose durant quelques minutes sur mon téléviseur. Il faut le voir imiter le présentateur du journal télévisé ; il est unique, très drôle et fort bien informé, mais il ne m’apprend rien sur mon avenir, celui de la planète où j’habite, ni sur le délabrement général qui menace mes contemporains, du moins ceux qui partagent mon âge et mes difficultés articulaires. Vivant seul, sans amie d’alcôve, sans compagnon intime, sans voisin bavard ou jardinier volubile, j’occupe une petite maison de banlieue sans cachet ni rideaux accueillants. Je suis comme on dit un ours, ou un solitaire taciturne, un vieil égoïste, ou encore un cas.
Seul au monde, on finit par être un monde soi-même. Mystérieux, impénétrable.
Marie a cinquante-huit ans, sans ex, sans enfant, sans amant. La solitude me va comme un foulard de soie autour du cou. Légère, flottante, une caresse intime et confidente…
Ils ont la vie derrière eux, du moins le croient-ils. L’un et l’autre ont choisi la solitude comme viatique pour la route qu’il leur reste à suivre. Par commodité pour lui, par défaut pour elle.
Le hasard ou le destin, même si les deux solitaires ne font aucunement confiance à ces génies de l’inconnu, vont néanmoins s’intéresser à eux.
Lui : l’on va s’occuper de moi comme le ferait une aide-ménagère d’un petit vieux impotent…
Ils ne comptent pas les jours et les mois. Ils sont ensemble et ils ne le sont pas. Ils s’en contentent et ils y trouvent un terrain d’entente. Chacun chez soi et l’un chez l’autre, selon leur humeur. Ils n’ont personne d’autre dans leur vie. Apparemment, car ils n’en parlent jamais.
Elle : puisse qu’il fait mystère de son avenir je lui demande de me parler de son passé. Il lève les yeux au ciel et secoue sa main gauche pour écarter la question. Il est solitaire depuis longtemps. Nous nous rejoignons sur ce statut. Il n’a plus rien fait d’autre que rechercher le temps perdu de sa jeunesse. Quelques oasis féminines dans son parcours de chamelier lymphatique, des randonnées poétiques dans les Cévennes, sans âne ni compagnon de route.
Avec un peu de compassion, un rien d’humour et une bonne dose de cruauté, selon la règle.
La vie devant soi sera-t-elle plus forte que l’envie ou le mal de vivre ? La misanthropie de l’homme désabusé, la misandrie de la femme blessée peuvent-elles se dissoudre dans l’amour ?
Un défi, une expérience ultime, un sursaut sentimental les aideront peut-être à surmonter leur indifférence, à vaincre leur résistance.
Seul et seule deviendraient ainsi, par la force tranquille des choses humaines, d’humbles héros d’une histoire à la fois banale et déroutante.
Dans ce court premier roman, Michel Ducobu use d’une écriture maîtrisée, ciselée, dentelée, entraînant le lecteur dans un récit oscillant sans cesse de l’ironie à l’autodérision poignante.