Le cirque de mes mots… Alain Cadéo

Aucun mot n’est fondamentalement inutile, démodé ou idiot. C’est la manière dont il est entouré qui le rend glacial, terne, sans intérêt, autrement dit qui l’annihile et qui souvent le tue. Ainsi j’essaie toujours de rassembler mon petit peuple familier au cœur d’une clairière où aucun ne se sent étranger. J’appelle ça mon cirque. C’est le seul nom que j’ai trouvé collant le mieux à ma manière très intuitive de fonctionner, de fusionner avec cette tribu sauvage cherchant abri et bonne compagnie. Je n’utilise jamais la force. C’est foin à volonté et le bon goût de la luzerne, poignée de myosotis, deux chardons, boutons d’or et un soupçon de mandragore, marmites de tripailles, pommes en quantité, toute la moelle des consonnes, le petit gras de l’alphabet. Je les laisse venir. Les auges sont remplies, de l’eau à volonté. Il faut les voir rappliquer de tous les côtés! Ils sont de toutes les espèces. Reptiles, amphibiens, rampants, insectes, gros et petits animaux à plumes et à poils, bêtes mythiques, fauves, arbres, roches, fleurs et tout un peuple de nuages, d’astres, de constellations, mille sons et couleurs se déployant au rythme de leur brassage, de leurs accouplements souvent inattendus. Terre, mers, ciels, montagnes, plaines, le doux regard aussi de très rares humains croisés, stupéfaits de voir passer la horde affamée de ces indésirés. C’est là que les mots dansent, jonglent, font des sauts périlleux, s’acoquinent en figures exaltant leur sens premier, deviennent acrobates sans filets, aventuriers, filles de l’air et trapézistes, célestes voyageurs épris de liberté.

On dit à juste titre que chaque écrivain possède son lexique. Et les plus grands d’entre eux ferraillent avec un bataillon fidèle mais restreint de mots très forts mais admirablement entrelacés leur permettant d’exprimer les plus belles nuances de l’âme. Trois cents mots pour Racine! Cent de plus peut-être pour Corneille… Après c’est affaire de rythme, de cadences du cœur, métronome des nerfs, du sang et des artères. Autrement dit tout est affaire de souplesse et d’ondes musicales. Et ceux et celles qui savent faire chanter et danser les mots sont des sorciers de pleine lune. Bons à brûler…

Moi, c’est plutôt Freaks ou la monstrueuse parade des noms bien tarabiscotés, des adjectifs vêtus de leurs vieux costumes de lumière, des verbes rutilants qui roulent sous la langue, un carnaval que plus personne n’utilise ou que personne ne comprend. Mais je ne m’en plains pas, car ma tribu jamais ne m’a quitté. Je les vois même défiler, comme en rêve, lorsque les yeux fermés je me repose. Et le soir venu je m’en vais avec mon cirque et ses lampions, dans des bruits de chariots et tous les grincements de mes hallucinations, hennissements, barrissements, rugissements, le flamenco des écuyères et leurs éclats de rires, le tout sans cages ni aucune sorte d’enfermement. La nuit, mes virgules et mes points se plantent où ils veulent. Personne ne rechigne. Tout le monde est partant pour un bon feu de camp dont les brindilles étincellent et grimpent en pétaradant vers la grande ourse ou les nuages de Magellan… jusqu’au soleil levant. Repus et reposés, là tous s’alignent en paix et je n’ai plus qu’à recopier leurs quatre volontés. Ce sont mes vrais amis, car ce qu’ils me confient est en principe intraduisible. Je ne peux même pas appeler ça de la poésie. C’est le substrat ou l’essence même d’un drôle de paradis.   

Alain Cadéo

Causeries avec Pierre-Yves Touzot – Mon dernier concert – éditions La trace – 2023

Pierre-Yves Touzot est né dans les forêts canadiennes en 1967, avant de s’installer en France à l’adolescence. Réalisateur depuis plus de trente ans, il a beaucoup voyagé, pour son métier comme dans sa vie personnelle. Depuis une quinzaine d’années, il écrit des romans de nature writing, des fictions qui traitent du rapport entre l’homme et la nature, convaincu que notre reconnexion à notre environnement, dans nos imaginaires comme dans nos quotidiens, est une des clés essentielles de notre survie.

La dernière nuit de Pompéi – Gilbert Bordes – Éditions XO – 2023 – ISBN 9782374485065

Dans les premières années de notre ère, le Vésuve n’était pas tel qu’on le connaît. L’endroit était occupé par le plateau du Vesuvius aux pentes couvertes de vignes et de cultures. Le plateau lui- même était une zone aride constituée de pierrailles, de crêtes rocheuses, restes d’anciens dômes volcaniques érodés.

Les Pompéiens ignoraient que le Vesuvius cachait un volcan, même si des savants comme Diodore de Sicile et Vitruve en avaient émis l’hypothèse un siècle plus tôt. Ils ignoraient aussi l’origine des nombreux tremblements de terre qui touchaient leur ville et s’en accommodaient.

Port de Pompéi, 21 octobre 79, 11 h 21 minutes avant l’éruption du Vésuve.

« – Maître, plus je réfléchis, plus je me dis que ce n’est pas une bonne idée de revenir à Pompéi. » « Massimus, arrête de jouer les trouble-fête ! Je ne pouvais pas renoncer. »

C’est quand même curieux…, poursuit Massimus tout en regardant la côte et le port se rapprocher. Pendant des années, tu n’as cessé de me répéter que tu ne poserais plus jamais le pied dans cette maudite ville et voilà qu’il a suffi qu’une conteuse d’avenir vienne te dire que tes enfants étaient vivants pour te faire changer d’avis, alors que ton astrologue t’avait averti que c’était folie !

Oui, mais Colinius a beaucoup vieilli. Comment veux-tu que je le croie quand il me parle d’un cataclysme imminent, pire que le grand tremblement de terre d’il y a dix-sept ans, qui a détruit Pompéi, ma villa et ma famille ? Sa vue est brouillée par la maladie.

Massimus a un petit sourire moqueur. Il connaît trop bien Marcus pour ne pas savoir que si son retour est nourri par l’espoir de retrouver ses enfants, il l’est aussi par une autre raison qu’il ne peut s’empêcher de formuler à sa manière : l’astrologue est peut-être gâteux, mais quand il t’a annoncé que Rectina était veuve, tu ne l’as pas repoussé !

Marcus reste grave. Pendant ces dix-sept années à Rome, pas un seul jour ne s’est écoulé sans qu’il pense à la belle Pompéienne, son grand amour de jeunesse qu’il devait épouser et dont il a été séparé brutalement. Pas un jour, non plus, sans qu’il voie avec précision les corps sanglants de son épouse, Marnella, son père, sa mère, une tante et quatorze esclaves affreusement mutilés dégagés des décombres de la villa familiale. Malgré les fouilles pendant plusieurs jours, on n’avait pas retrouvé ses trois enfants, Julius, âgé de six ans, malingre, maladif, et les jumeaux, Stephanus et Cellia qui, à deux ans, faisaient leurs premiers pas. Les jours suivants, il avait parcouru la ville dévastée, cherché parmi la multitude de gens égarés, de blessés qu’on ne pensait pas à secourir, sans trouver le moindre indice. Il avait fallu enterrer au plus vite les cadavres méconnaissables qu’on ne prenait plus le temps d’identifier et que personne ne réclamait. On avait creusé une fosse commune en dehors des murs, près de la porte Marine. Marcus avait dû se résigner : ses enfants étaient sûrement parmi les corps qu’on entassait sur des charrettes.

Il avait fui à Rome, mais ces images d’horreur le hantaient. N’était-il pas coupable d’avoir été absent au moment du drame ? Alors, quand la vieille voyante lui avait dit que ses enfants étaient vivants, il avait eu la faiblesse de la croire. Il avait senti l’espoir renaître en lui et compris aussi que Pompéi lui avait beaucoup manqué pendant ces dix-sept années d’exil.

« Laissons cela, Massimus. Mon refus de revenir à Pompéi, le berceau de ma famille, était une manière de me protéger du passé, de moi-même, des démons qui me hantent. »

« Une intuition profonde me souffle pourtant que Colinius a raison », poursuit Massimus. Quelque chose de grave se prépare à Pompéi.

Marcus pose une main amicale sur l’épaule de son affranchi..

21 octobre 79. Les Pompéiens ne savent pas que le Vésuve, cette douce colline qui domine leur ville, est au bord de l’éruption. Ils ignorent ces signes étranges qui se multiplient : l’assèchement des cours d’eau, les odeurs nauséabondes et inconnues, la fuite des animaux.

Dans un compte à rebours implacable, Gilbert Bordes nous fait vivre les derniers instants de la prospère Pompéi. Au coeur de cette cité fascinante, on suit Marcus, le noble exilé de retour pour retrouver ses enfants et son amour de jeunesse, la belle Rectina ; Caelus, l’esclave affranchi qui a bâti une immense fortune ; Paoelus, l’héritier déchu séduit par les croyances nouvelles des chrétiens ; Julius, le gladiateur élevé au rang d’un dieu.

Tous vont être pris au piège. L’explosion fatale. La cité dévastée et figée à jamais par un Vésuve de feu et de sang.

La dernière nuit de Pompéi donne vie aux nombreux corps encore ensevelis sur les pans du volcan.

Un récit exaltant !

Les entrailles du mal – Olivier Merle – Éditions XO – 2023 – ISBN 9782374485089

Tout commença d’une manière si étrange que le commandant Hubert Grimm de la PJ de Rennes aurait dû être surpris, ce soir-là, en ouvrant sa boîte aux lettres. Pourtant, il ne le fut pas. Le matin même, il avait été saisi par un pressentiment désagréable alors qu’il marchait vers la station de métro.

C’était un parcours routinier qu’il accomplissait chaque jour pour aller à l’hôtel de police. Les mains dans les poches, l’esprit absorbé par diverses pensées, les yeux baissés pour éviter de mettre le pied sur une crotte de chien, il ne faisait guère attention aux passants et il lui arrivait parfois d’en bousculer certains par mégarde et de s’excuser aussitôt avant de repartir.

Ce fut une sensation plus qu’une certitude. Nous possédons tous une sorte d’instinct animal, un signal interne qui alerte quand on nous observe. Ainsi, il n’est pas rare de lever la tête et de croiser un regard qui paraît nous dévisager. La personne généralement se détourne et l’incident est clos.

Harcelé par cette pénible impression, Grimm s’était arrêté au milieu du trottoir. Il s’était retourné mais n’avait rien vu de tangible, que la masse en mouvement des gens se rendant à leur travail. Se trompait-il ? Sans doute, puisque nul individu ne s’était immobilisé en catastrophe, personne n’avait fait semblant de s’intéresser à la vitrine d’un magasin, aucun demi-tour suspect ne s’était produit.

Il avait attendu quelques secondes avant de reprendre sa marche. Cette vérification aurait dû le rassurer. Ce fut le contraire. Avant de pénétrer dans la rame de métro, il avait de nouveau inspecté ses arrières, victime d’une inquiétude grandissante. Sans motif, sans raison apparente, ce qui était bien le plus troublant.

À l’hôtel de police, en débarquant dans l’open space où ses trois adjoints bavardaient tranquillement, un gobelet de café à la main, il avait la mine soucieuse et les sourcils froncés.

Ermeline l’avait tout de suite remarqué : « -Tu fais une drôle de tête, Hubert ? Ça va pas ? »

Toute la journée, cette appréhension l’avait poursuivi et, en travaillant avec Jarry et Blanchard sur une délicate affaire de drogue qui les occupait depuis plusieurs semaines, il avait eu des difficultés à se concentrer. À plusieurs reprises, ses deux collègues avaient dû lui rappeler des faits que pourtant il n’ignorait pas. Au point que Corentin Jarry, jamais avare de plaisanteries en tout genre, lui avait lancé sur ce ton sérieux de pince-sans-rire qu’il affectionnait : « -Tu es vraiment stupéfiant aujourd’hui… »

Dans la soirée, il avait regagné son domicile en jetant fréquemment des regards autour de lui, cherchant la cause de son anxiété, mais la réalité, du moins celle découlant de sa surveillance, semblait toujours démentir son instinct.

Ce fut donc dans le hall de l’immeuble que Grimm reçut la preuve que quelque chose clochait. Dans la boîte aux lettres : une enveloppe. Il s’attendait à un événement et celui-ci venait de se produire. Hormis les factures de gaz ou d’électricité et diverses correspondances administratives, il ne recevait jamais de courrier. Jamais.

Il renonça à l’ouvrir immédiatement. En grimpant les marches de l’escalier, il l’examina avec attention. L’écriture lui était inconnue. Son nom et son adresse formaient des jambages hauts, pointus, agités, agressifs. Au dos, rien. L’expéditeur n’avait pas pris la peine d’indiquer son identité.

Il jeta la lettre sur le canapé, ouvrit le réfrigérateur et décapsula une bière. Après avoir pompé deux fois de suite sur une cigarette, il but d’un trait la moitié de la bouteille, le regard posé sur la lettre qui paraissait le défier.

S’asseyant sur le divan, il la décacheta sans ménagement. Le message était rédigé de la même écriture inquiétante.

« Tu es fier de ce que tu as fait ?
L’heure des comptes a sonné »

Anonyme, bien sûr.

Telle une horloge qui se dérègle et ralentit, les battements de son cœur se firent plus sourds et plus lents dans sa poitrine. Ayant l’habitude d’analyser rapidement les données, il perçut tout de suite les deux volets du message : une accusation et une menace. Et cela fait craindre le pire…

L’accusation était obscure. Qu’avait-il donc fait ? Certes, son métier consistait à enquêter et à mettre hors d’état de nuire des criminels. Un flic de la PJ ne peut se prévaloir de manquer d’ennemis. Le commandant Hubert Grimm pas plus qu’un autre. Mais, en l’occurrence, à quelle affaire cette allusion se rapportait-elle ? Il n’en avait pas la moindre idée.

Parallèlement, en enquêtant sur le redoutable Drajic, un proxénète serbe, et son associé Teh, dit « le Chinois », Grimm découvre l’ombre de celui qui, insaisissable et machiavélique, le plonge dans l’enfer d’une enfance qu’il avait cru pouvoir oublier.

Dès lors, le face-à-face est inévitable. Car la haine qui sépare ces deux êtres est si puissante, si implacable, qu’elle ne peut se résoudre que dans la mort de l’un ou de l’autre.

Avec Les Entrailles du mal, Olivier Merle déroule une enquête terrifiante où le policier devient la cible. Décidé à se libérer d’un terrible secret, le commandant de la PJ de Rennes s’apprête à livrer son plus dur combat.

Violent, machiavélique !

L’émeraude du calife – Alain Narinx – Éditions Academia – 2024 – ISBN 9782806135711

Fès 1202.

Mohammed était le conservateur de la bibliothèque. C’était une fonction de notable, respectée. Issu d’une famille aisée, il vivait confortablement. Il mangeait à sa faim sans jamais devoir se soucier des disettes qui accaparaient la plèbe régulièrement. Il occupait une maison cossue. Il avait une épouse et trois enfants : Adam, Malik et Zina. Il était heureux. Et puis il adorait son travail. La bibliothèque al-Quaraouiyine, au cœur de la médina, était sa seconde demeure. Elle était logée à l’arrière de la salle de prière de la grande mosquée, au sud d’un ensemble de bâtiments regroupant également l’université.

Ce midi-là, Mohammed sortait de la grande mosquée. Soudain, un jeune homme surgit derrière lui, brandit un couteau et l’attaqua. Mohammed eut juste le temps d’esquiver le coup par la grâce d’un réflexe salvateur. La lame lui arracha tout de même un bout de l’épaule gauche, le faisant tituber. L’assaillant s’enfuit au galop, renversant jarres et paniers et bousculant les infortunés qui croisaient son passage. Mohammed fut rapidement entouré d’autres marchands et d’une foule de badauds. Sa blessure, superficielle quoique douloureuse, fut vite soignée et il put rentrer chez lui.

L’incident, toutefois, n’avait rien d’anodin. Mohammed se savait menacé. Il était un « faqih », un érudit. Il était un ami du grand cadi Zayd, le principal magistrat de la ville, qui était aussi son cousin par alliance. Par sa position, son avis comptait. Il connaissait d’ailleurs bien la « charia », la loi islamique, mieux que le juge lui-même. Zayd avait été placé à son poste à la suite de manœuvres politiques astucieuses alors qu’il ne s’intéressait guère aux affaires juridiques. Mohammed travaillait, Zayd se pavanait. Mais au fond, ce rôle de bibliothécaire dans l’ombre lui convenait parfaitement. Au moins cela lui évitait-il ces réunions mondaines détestées où l’on colportait tant de rumeurs que leur vacuité, disait un proverbe, alimentait les vents venus des montagnes de l’Atlas. 

Or, quelques jours plus tôt, malgré une offre alléchante en dirhams et des « conseils » insistants, Mohammed, entendu comme témoin, avait refusé en public d’intercéder dans un litige immobilier en faveur d’Abu al-Qasim Ibn Maljum, un riche propriétaire issu de l’aristocratie de la ville et qui avait fait ériger un belvédère au détriment d’un voisin, assurant que cette parcelle lui appartenait. Devant le cadi, Mohammed avait même pris fait et cause pour l’autre partie, tout simplement parce qu’elle était dans son bon droit. Quoiqu’embarrassé, Zayd n’avait pu que donner tort à Ibn Maljum lui intimant l’ordre de détruire sa construction récente et de restituer les terres volées. Abu al-Qasim avait perdu beaucoup dans cette affaire et avait juré de se venger de cet affront inhabituel. Mohammed était comme ça, incorruptible dans un milieu où tout le monde était gangréné par l’appât du gain facile. Pour lui, c’était une question de respect de la Foi et de la Justice. Difficile de ne pas voir, dans l’agression subie ce jour-là, les représailles promises par cet Ibn Maljum. Abu al-Qasim avait en outre une autre raison de s’en prendre à lui : son cousin Abd ar-Rahim, un bibliophile réputé, souhaitait, de notoriété publique, s’emparer du poste de conservateur à la bibliothèque de la Quaraouiyine.

Laissant Fès derrière eux, Mohammed et sa famille prirent la route vers Tanger. Dans leurs maigres bagages, un coran calligraphié de la main même de Uthman ibn Affân, troisième calife à Médine et successeur direct du Prophète Muhammad.

Mais le malheur les rattrapa.

Comment survivre lorsque vos parents sont assassinés sous vos yeux ? Comment retrouver votre bien le plus précieux, votre seul espoir d’une vie meilleure, lorsqu’il est dérobé par des puissants ? Adam, Malik et Zina se mettent en quête d’un coran rare serti d’une émeraude, mais aussi de leur identité et de leur avenir. Sur ce voilier, lorsque leur destin bascule, c’est celui de toute l’Europe qui chavire. Car entre jeux de pouvoir et guerres de religions, leurs aventures vont les conduire jusqu’à la plus grande bataille de la Reconquista.

Une lumière incertaine – Arnaud Delcorte – Éditions M.E.O. – 2023 – ISBN 9782807004054

J’ai encore besoin de solitude pour être moi.

Olivier Tegera est un de ces migrants que nous croisons sans les voir. Lui regarde, observe, s’évanouit dans la nature, se fond dans la nuit.  Ses rêves sont lancinants. Des chevauchées d’étalons noirs traversent mon crâne, font claquer les flaques de sang frais, déversent des hennissements rageurs. La tête entre les mains, entre les genoux, je sombre dans ce coma brûlant. Je reprends connaissance à l’aube, lorsque l’intensité du silence retrouvé est devenue insupportable. Je marche au-dehors.  À tous les coins de rue, les viscères se mêlent à la terre battue. La nuit a accouché son lot d’anges mort-nés.

Kigali 1990. Mon oncle me caresse la tête avec sa grande main qui me fait si peur lorsqu’il est en colère sur moi. Il me serre contre lui de son autre bras, dur comme un étau. Il continue avec sa main sous mes épaules et mes bras. « – Tu es aussi doux qu’une fille ». Il me dit toujours ça. Je sens son haleine humide et chargée de l’odeur de cigare qui me lèche le visage. D’un coude il appuie sur mon épaule et mon dos comme pour aller me coller la tête contre son ventre. Je dis : « laisse-moi tranquille, laisse-moi partir », mais il ne m’écoute pas il me force avec son bras comme s’il voulait m’écraser sur lui. De son autre main maintenant il chipote à sa ceinture. Je connais déjà la suite et je ferme les yeux.

1994. Les « événements ». Surgi de nulle part, le hurlement d’une chienne prise au piège, désespérée. Le chagrin insondable d’un million de mères concentré dans une seule voix. Elle était à genoux à côté d’un bouquet d’orties, les bras encore fermés sur l’enfant dont elle avait malgré elle laissé échapper le corps. La main sur sa bouche dont elle avait malgré elle laissé échapper la fureur. K. nous a regardé les uns après les autres, étonné, incrédule. Il a regardé sa main et le sang sur sa machette… Il m’a encore fixé une longue seconde dans les yeux. On aurait dit que des flammes ou du sang allaient gicler par ses orbites. Une colère noire le défigurait. Il s’est rué vers elle et, d’un coup sec, l’a foudroyée.

Mes cauchemars se peuplent de morts-vivants à la tête pendante, de giclées de sang sous les machettes, de choses plus dégoutantes et moins définissables.

Il faut partir.

Alger. 2003. Ses mirages. Les petits trafics. Et maintenant je me dis : au lieu de bouger, d’avancer toujours, pour savoir, pour découvrir, il suffit de s’asseoir là où on est, où qu’on soit, et de regarder. Regarder le mouvement perpétuel autour de soi. Être capable de retourner le regard à l’intérieur et y voir le monde qui n’est que l’extension de soi.

À présent… L’homme arpente les rues de Bruxelles, «invisible parmi les invisibles» passant les nuits dans quelque parc, s’abritant vaille que vaille des intempéries, des patrouilles, de la malveillance. Olivier Tegera est ce qu’il est convenu d’appeler « un migrant ».

Un homme qui s’efforce de mettre le plus de distance entre lui-même et son passé douloureux. Un homme qui nous dit sa trajectoire depuis un Rwanda gangrené par le génocide, sa longue errance et son existence actuelle de paria, faite de ténèbres éclairées par de fragiles lueurs où résonnent les légendes qui ont bercé son enfance.

« C’est dans la boue que naît la fleur de lotus ». (Bouddha)

Une jeune fille en feu – Gérard de Cortanze – Éditions Albin Michel – 2023 – ISBN 9782226464521

Avant la persécution des sorcières, il a existé au Moyen Âge un mouvement par lequel des femmes ont revendiqué d’organiser elles-mêmes leur vie religieuse, hors de la tutelle du clergé masculin. Christine l’Admirable, active dans les années 1180-1220, est une pionnière parmi ces « saintes femmes » du diocèse de Liège.

Christina Mirabilis, est née à Brustem (près de Saint-Trond) en Belgique vers 1150 et est morte le 24 juillet 1224 à l’abbaye bénédictine Sainte-Catherine à Saint-Trond.

Mais revenons à ce fameux 30 avril 1165, veille du 1er mai. Nulle fête, nulle distraction, nul cortège bruyant. La jeune Christina, âgée de quinze ans, après avoir dépéri jour après jour, est morte sans bruit. « Elle était si belle » dira Marcella, sa sœur aînée. Mais maintenant, tout est fini, le petit corps fragile repose sur un drap blanc au fond d’un cercueil de bois de hêtre. C’est Christina qu’on enterre. Des trois orphelines, Christina était la plus secrète, la plus mystérieuse, la plus lumineuse. Certes, chacune des sœurs a son rôle dans cette maison sans parents – Metchthild est vouée à la prière, Marcella à l’entretien de la maison, et Christina était chargée de la surveillance des bêtes-, mais cette dernière, chacun le sent bien, était venue sur terre pour une autre mission que celle de s’occuper des vaches, des cochons, des moutons et des oies. À tel point que si d’aucuns ont émis l’hypothèse que pouvaient la hanter des forces obscures, le Mal, Satan, beaucoup ont vu en elle une possible auxiliaire de Dieu sur terre.

D’après la légende, elle est revenue d’entre les morts, de ce lieu qui s’appelait le « Purgatoire », un lieu près des Enfers institué par Dieu, mais qui ne la concerne pas. Elle accomplit des prodiges stupéfiants et accompagne les mourants dans leur dernier voyage. Prédicatrice itinérante et mendiante, elle terrorise les bourgeois et réprimande les nobles, quand elle n’est pas ravie dans des danses et des chants extatiques. Le récit de sa vie se lit comme un roman d’aventures spirituelles.  Comme le souligne si gentiment Gérard de Cortanze dans ses remerciements, son roman « Une jeune fille en feu n’aurait pu être écrit sans l’apport de développements intellectuels, d’hypothèses, de démonstrations, d’essais, de romans, de pistes proposées par des auteurs qui ont nourri mon travail », parmi eux Thomas de Cantimpré et Sylvain Piron et leur ouvrage Christine l’Admirable – Vie, chants et merveilles qui invite irrésistiblement à la comparaison avec différentes expériences, chamaniques ou autres.

Adepte de la vie évangélique, Christine se consacre au soin des malades, à la prière et à la contemplation mystique, mais n’en prône pas moins la redistribution des richesses, condamne les mauvais prêtres et prend la défense de la communauté juive. Sur le chemin de la maladrerie, elle croisera Juette de Huy, et ensuite Marguerite, Marie, Mahaut qu’elle enverra prêcher aux quatre coins de l’Europe.

Elle croisera la route d’Herman de Hollogne, vassal de Guillaume de Looz, seigneur de Hamal régnant sur le comté de Liège.

Herman sait bien que ce siècle est comme le début de l’âge d’or des fous. Il y en a partout : au cabaret, au palais, dans les églises, dans les couloirs de l’archevêché – des fous, des bouffons, des jongleurs, des magiciens, des truqueurs. Dans ce siècle, la bouffonnerie et la religion sont si intimement liées ! Alors un peu plus ou un peu moins… Qui pourrait croire à cette histoire de femmes nues chevauchant des cerfs dans le brouillard, entourées d’une garde de loup ?

Hugues de Rijckel, l’évêque de Liège est un personnage important. Il mandatera Michel de Valognes pour écrire une Vita de cette féministe avant la lettre, celle qu’on appelle désormais Christine l’Admirable et qui exhorte les épouses à se révolter contre leur mari, les nonnes à fuir les couvents et entraîne dans son sillage des centaines d’errantes, annonciatrices des fameuses béguines.

Dans ce roman fascinant, qui traverse un siècle secoué par de grands bouleversements culturels et religieux, Gérard de Cortanze, n’hésitant pas à bousculer la genèse de l’apparition de différents ordres religieux, dresse le portrait d’une sainte femme dont les revendications sont d’une modernité stupéfiante.